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Les bateaux s’accostèrent, le docteur se nomma. — « Quoi donc! le docteur Peters en personne ! s’écria l’un des missionnaires. Vous n’êtes donc pas mort? — Non, messieurs, je ne suis pas mort du tout. » Il l’a bien prouvé en écrivant son livre ; rarement plume de Saxon fut plus vivante[1].

Si l’on ne regarde qu’au résultat, on peut dire que son expédition, faite aux frais d’un comité allemand, fut une entreprise tout à fait manquée. On l’avait chargé de se rendre dans le Wadelaï pour y prêter main-forte à Émin-Pacha, qu’on croyait sur le point d’être écrasé par le mahdi. Comme il se flattait déjà de toucher au terme de son laborieux voyage, il eut le chagrin d’apprendre que depuis longtemps la cage était vide, qu’Émin avait été délivré ou enlevé par Stanley et, de gré ou de force, emmené par lui à la côte. Pour se consoler de son mécompte et faire œuvre utile, M. Peters obtint que le sultan du riche pays d’Uganda s’engageât à abolir l’esclavage dans ses états et conclût un traité d’amitié avec l’empereur d’Allemagne. La première chose qu’il apprit en arrivant à Bagamoyo fut qu’en vertu de la convention signée entre l’Angleterre et l’Allemagne, l’Uganda revenait à la première de ces puissances et qu’il avait travaillé pour la reine Victoria. A travers mille dangers et au prix des plus grands efforts, il n’était allé chercher en Afrique que deux grandes déconvenues.

Ce voyage improductif a eu du moins l’utilité de montrer tout ce que peut faire d’étonnant un docteur saxon, au visage taillé en couteau, à l’œil impérieux et plein de mystère, essayant sur les choses comme sur les hommes la puissance magnétique de son regard, type étrange de casse-cou philosophe qui, en courant les aventures, aime à se répéter avec Horace : Æquam memento,.. ou avec Schiller: « C’est dans ton cœur que luit l’étoile de ton destin, » ou avec Goethe : « Dieu ne fait pas la paie à la fin de chaque semaine. » Mais les épigraphes qu’il a placées en tête des chapitres de son livre en apprennent moins sur lui que ce passage d’une lettre qu’il écrivait le 24 août 1889 : « j’ai eu l’art de me rendre désagréable à une foule de gens. Selon sa coutume, l’Allemagne, pour qui je travaille, sera furieuse contre moi. Je n’ai rien à attendre de personne, mais rien ne me fera reculer. La faim, la canaille noire, la pluie, le vent, la maladie, tout obstacle qui se croirait de force à m’arrêter me paraît absolument risible... Si je succombe, ce sera en combattant et après avoir prouvé que je suis un homme. »

Au début, il avait tout contre lui, M. de Bismarck qui le goûtait peu et dont il ne pouvait attendre ni aide ni protection, et l’Angleterre qui

  1. Die deutsche Emin-Pascha-Expedition, von Dr Carl Peters. Munchen und Leipzig, 1891.