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eût la tête bien saine? Quand ils apprirent qu’il se disposait à les emmener dans le Soudan égyptien, ils lui députèrent le chef des Somalis, Hussein, qui lui dit : « Décidément tu es trop bouillant, c’est le cri universel, et qui t’accompagne court à sa perdition. » Il se mit en frais d’éloquence, les ramena, les persuada, s’en fit suivre; mais chaque jour un de ses porteurs désertait. On peut croire, sans lui faire tort, que s’il avait poussé jusque dans le Wadelaï, il y serait arrivé seul, si par miracle il y était arrivé.

Quand il apprit que l’homme qu’il était venu chercher n’y était plus, il eut un accès de désespoir. Eh ! quoi, tant de peines perdues ! tant de souffrances inutilement endurées! tant de Massaïs massacrés pour rien ! « Ce soir-là, je restai plus longtemps que d’habitude assis devant ma tente, occupé à m’entretenir mélancoliquement avec M. de Tiedemann. Le bois de bananiers, éclairé d’une lueur vague, incertaine, esquissait devant mes yeux des figures grotesques. Dans le lointain, retentissaient les tambours et les chants des Wasogas. Quand je me fus mis au lit, un sentiment infini d’abandon et une profonde pitié pour moi-même envahirent mon cœur. Je pensais à ma patrie, qui avait souffert qu’une puissance étrangère me privât des moyens d’arriver en temps utile pour remplir ma mission. Je me faisais l’effet d’un enfant rejeté par sa mère. Le violent chagrin qui me rongeait ne tarda pas à se résoudre dans un sanglot convulsif. La brise de la nuit glissait à travers les feuilles frémissantes des bananiers; les cimes du haut figuier sous lequel ma tente était dressée s’inclinaient par intervalles, en murmurant d’étranges mélodies. Bercée par cette musique, mon âme finit par se calmer, par se résigner, et comme les arbres se courbent sous le vent, je me courbai, moi aussi, sous les éternels et insondables arrêts de la destinée. »

Si nous sommes tous malheureux de ne pouvoir faire notre volonté, personne ne sent ce chagrin aussi vivement que le docteur Peters. Il ne s’est jamais trouvé dans l’impuissance d’agir sans en éprouver une douleur cuisante, aiguë, et ce sont les seules occasions où il s’attendrisse. Un crocodile mangea l’un de ses hommes qui se baignait dans le lac Victoria; ce qui l’affligea surtout, c’est qu’il ne put tuer le crocodile. Chose curieuse, ce grand volontaire, cet homme pour lequel dire : « Je veux ! » est la joie suprême, la seule qui donne du prix et du sel à l’existence, est en même temps un grand fataliste. Il aime à se persuader que tous les incidens de notre destinée ont été réglés d’avance, qu’un décret souverain pèse sur nous et décide de l’heur et du malheur de nos actions. Il incline même à penser que les puissances mystérieuses qui nous gouvernent nous donnent des avertissemens secrets, dont nous aurions tort de ne pas tenir compte. Il prend ses rêves au sérieux ; il nous rapporte tout au long celui qu’il fit à Angata et comme