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plaît de me le retirer; il me plaît de vous le rendre. Quant à ma dot, il ne faudra, pour la remporter, ni besace ni bête de somme. Je n’ai point oublié que vous m’avez prise nue, et s’il vous semble honnête que ce corps, qui a porté vos deux enfans, soit exposé à tous les regards, nue aussi je m’en retournerai. Mais, si vous daignez accorder quelque prix à ma virginité, que je vous apportai jadis et que je ne remporterai pas, permettez au moins que je sois couverte d’une chemise. »

Et le marquis le permit. Il exigea seulement que pour quelques jours elle revînt, non plus comme femme, mais comme servante. Et l’épouse d’hier obéit à l’épouse de demain et prépara les noces adultères. Enfin le marquis jugeant l’épreuve décisive : « Cette toute jeune fille, dit-il à Griselidis, que tu crois ma fiancée, et celui-ci, qui est son frère, ce sont nos deux enfans que je t’ai pris et que je te rends. Et moi, je suis ton mari, plus qu’aucun autre content de sa femme. » Alors, il l’embrassa tendrement, l’honora désormais le plus qu’il fut en son pouvoir, et longtemps il vécut avec elle heureuse et consolée.

Voilà le récit de Boccace, que MM. Silvestre et Morand ont transporté, en le transformant, à la Comédie-Française. À cette apologie touchante d’une obéissance conjugale d’ailleurs excessive, ils ont ajouté l’apologie de la fidélité. De plus, au récit tout humain du conteur de Florence, ils ont mêlé une part de merveilleux: le diable et les saints, de rigueur dans tout mystère. Ce n’est plus de son mari, mais de Satan, que viennent à Griselidis les tentations et les épreuves. Oyez d’ailleurs le joli conte gothique, tel que l’autre soir il nous fut conté.

Le marquis de Saluées va partir pour la croisade. Sachant sa femme obéissante et fidèle, il la quitte à regret, mais sans peur. Il répond de Griselidis devant Dieu, devant sainte Agnès, dont la statue est là derrière un volet d’autel ; il en répondrait, dit-il, devant le diable, et voici que le diable, à peine bravé, paraît et tient la gageure.

Pour la gagner,-aidé d’une diablesse, sa femme, il use de maint stratagème. Déguisé d’abord en marchand d’esclaves, il feint d’avoir rencontré le marquis en Terre-Sainte, de lui avoir vendu une belle fille de Perse, que Saluées envoie prendre la place de Griselidis. Sans murmurer, la pauvre se soumet et détache de son col et de son front rang de perles et couronne. Le diable a perdu la première manche. A la seconde, maintenant. — Il ménage une rencontre entre Griselidis et le poète Alain qui l’aima jadis et l’aime encore. La jeune femme est près de succomber, mais son petit enfant accourt inopinément et la sauve. Pour se venger de ce second échec, Satan enlève l’enfant sauveur et le porte sur le vaisseau d’un corsaire. Loys ne sera rendu à sa mère qu’à certaines conditions. Hardiment, Griselidis va réclamer son fils ; elle arrive trop tard : le navire est parti. Le marquis cependant