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où sa boutique était pleine d’acheteurs et lui-même très affairé. Il rudoya ce pauvre homme et le chassa. Rien de plus naturel, n’est-ce pas? On ne se gêne pas avec un mendiant, rebut du monde, habitué à être malmené. Cependant, les cliens partis, l’image du pauvre lui revint à l’esprit. Il se prit à songer à ce qu’il aurait fait si ce passant, au lieu d’être un mendiant quelconque, l’avait sollicité « au nom d’un grand comte ou d’un baron, » et il tomba d’accord avec lui-même qu’il lui aurait donné ce qu’il demandait. Parce qu’il n’était qu’un mendiant quelconque, François Bernadone, renommé dans Assise pour sa courtoisie, avait été d’une grande grossièreté, magnœ rusticitatis[1], lui chrétien, lui membre d’une religion qui nous enseigne à considérer les pauvres comme les ambassadeurs du Roi des rois, afin qu’il y ait paix et bonne volonté entre tous les hommes. Il se promit de ne jamais recommencer et se tint parole; de ce jour date l’empressement, accompagné d’égards charmans, qu’il ne cessa plus de témoigner aux humbles, d’autant plus tendre pour eux qu’ils étaient plus enfoncés dans l’irréparable ignominie de la misère.

Ce n’est pas tout. L’incident eut d’autres suites plus importantes. François Bernadone en garda au cœur une inquiétude qui ne devait pas tarder à se changer en angoisse. Vaguement, mais tenacement, il entrevit les causes profondes de l’immense douleur du monde chrétien. Ces foules inconsolables, dont la plainte désolée le troublait maintenant au milieu de ses plaisirs, pleuraient la parole miséricordieuse de Jésus, impudemment faussée par des âges violens qui avaient intérêt à travestir l’Évangile pour échapper à ses contraintes. Le doux ami des misérables, le Dieu pauvre qui n’avait où reposer sa tête, avait cédé la place à une figure sévère et pompeuse, couronnée d’or, prompte à lever la main pour maudire, et qui parlait aux peuples par la bouche d’évêques puissans et impérieux. Le christianisme primitif était tombé dans le même discrédit où nous le voyons aujourd’hui, bien que par des causes différentes, et le christianisme hautain qui l’avait remplacé ne pouvait rien pour consoler les âmes. La minute où saint François eut l’intuition de ces choses décida de sa vie.

Il n’était pas le premier à soupçonner la source du mal. Depuis deux cents ans et davantage, des voix irritées sortaient des bouges des gueux et des monastères, à moins qu’elles ne tombassent du haut de quelque chaire audacieuse, dénonçant la religion officielle, insolente caricature de l’Évangile, et les comtes ou barons mitres et crosses qui régnaient avec leurs soudards dans les palais épiscopaux. Le peuple n’avait pas pu prendre son parti de l’entrée de l’Eglise dans

  1. La Vie des trois compagnons.