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Il se soumit tristement. Un grand lambeau d’illusion s’en était allé avec la Portioncule primitive. Il voyait que les frères, dans le fond de leur cœur, étaient enchantés de leur nouveau logis, et qu’il avait trop demandé à la nature humaine.

Une autre scène laissa une profonde impression à ceux qui en furent les témoins. Il était défendu aux mineurs de toucher à de l’argent, fût-ce du bout du doigt. L’un d’eux avait trouvé dans la chapelle de la Portioncule une offrande en argent, déposée par un fidèle. Il s’avisa de la prendre pour la mettre ailleurs. Saint François le fit comparaître devant la communauté assemblée et lui parla si durement, que l’effroi s’empara des assistans. Le coupable éperdu « se prosternait à terre en s’offrant aux coups, » et fut presque soulagé par sa sentence. Saint François le condamna à reprendre l’argent « avec sa bouche » et à aller le déposer « avec sa bouche » sur les premiers crottins d’âne qu’il rencontrerait sur la route, afin, dit le biographe, qu’ils « méprisassent tous par-dessus tout ce qui était ainsi comparé à du fumier[1]. » Ce fut au milieu de visages atterrés que le moine s’acquitta de sa pénitence. Aucun d’eux n’aurait cru que le maître pût se montrer aussi terrible.

Il y eut pourtant une question dans laquelle le parti d’Élie de Cortone finit par l’emporter. Les premiers mineurs ne recevaient aucune instruction. À l’imitation des apôtres, ils s’en remettaient à l’inspiration pour prêcher et ne s’en trouvaient pas mal. La théologie cédait la place à des sujets moins abstraits, et les mendians devaient à leur ignorance une prédication originale, très vivante, méconnue seulement des ambitieux de l’ordre, qu’humiliait la comparaison avec les sermons oratoires et savans de leurs contemporains et rivaux, les dominicains. Élie et ses partisans s’étaient mis en tête de fonder des écoles, où passerait l’élite des mineurs.

Saint François n’était pas ennemi des lettres. Il témoignait au papier écrit un respect dont ses moines s’étonnaient, et l’un de ses historiens n’est pas éloigné de croire qu’il faisait lire les maîtres de sa jeunesse, les troubadours, à ceux de ses disciples qu’il en jugeait dignes. Dans cette imagination d’artiste, un mineur avait le droit et le devoir d’être poète. Mais il lui était interdit d’être savant. Un mineur ne devait pas avoir besoin, pour persuader, de raisons apprises dans les livres. Il prêchait avec son cœur et par l’exemple de sa vie ; le Saint-Esprit, qui descend volontiers sur les purs et les simples, faisait le reste. Un néophyte avait-il acquis de la science dans le monde, avant sa conversion, saint François l’engageait

  1. Thomas Celano.