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discours de Mirabeau produisent une impression différente, moins oratoire, plus calme et plus profonde. Nous sommes tout à coup frappés par l’abondance des vues, par la vigueur extraordinaire et le relief de la pensée. Nous admirions un merveilleux artiste; c’est maintenant le penseur, le philosophe, le politique qui nous force à rentrer en nous-mêmes, à considérer les événemens comme faisant partie de la chaîne de l’histoire, avec les signes précurseurs qui les annoncent et les conséquences inévitables qui en sortent.

Tout cela est dit en général dans une langue très supérieure à la langue parlementaire. Mirabeau, qui a écrit ses plaidoiries d’Aix et tous ses premiers discours, garda jusqu’au bout, même dans ses improvisations les plus véhémentes, le souci de la forme. Les leçons de son précepteur Poisson, bon humaniste, et la lecture des auteurs anciens avaient laissé dans son esprit des traces profondes. Toutes ses œuvres portent l’empreinte de la culture classique ; même lorsqu’il se sert, comme cela lui arrive si souvent, de travaux écrits par d’autres, il y met la marque de son esprit, il y donne un tour élégant et littéraire par le choix, par la propriété des expressions. Ses manuscrits surchargés de ratures indiquent qu’il ne se contente pas du premier jet, qu’il a la volonté et l’espoir d’atteindre la perfection. Il conduit sa phrase à la façon des Latins, tantôt avec une ampleur soutenue, tantôt avec une brièveté et une concision énergiques. Ces procédés de style, déjà sensibles dans les discours écrits, s’accusent davantage encore dans la dernière de ses œuvres, dans les mémoires adressés à la cour. Depuis Montesquieu et depuis Rousseau, personne n’a parlé la langue de la politique avec autant de fermeté. Un certain nombre de pensées y sont frappées avec la netteté de contours d’une médaille romaine. On dirait du César ou du Salluste. On peut contester çà et là les idées et les conclusions de l’auteur; personne ne méconnaîtra ni la vigueur de son intelligence, ni la mâle beauté de son langage. Lorsque Mirabeau, qui prenait encore la parole dans l’assemblée le 27 mars, fut foudroyé le 2 avril 1791, la France perdait non-seulement son plus grand orateur, mais un de ses écrivains les plus hardis et les plus puissans. Il mourait en pleine possession de toutes ses facultés, en plein progrès sur lui-même, de plus en plus sévère dans le choix de ses pensées et de ses expressions, comme s’il voulait laisser à la postérité dans son dernier écrit l’image la plus fidèle et la plus achevée de son brillant génie.


A. MÉZIÈRES.