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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/855

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comme nos sensations de lumière et de couleur. Nombreux, au contraire, et en nombre toujours croissant, sont les esprits désabusés du libre arbitre ; nombreuses sont les volontés qui, en agissant, prennent conscience des mobiles et des motifs, des majeures et des mineures de ces syllogismes intimes dont leur décision est la conclusion. Or, autrefois, les réveils de ce genre étaient clairsemés, un ou deux par siècle; à présent, dans certains milieux, précisément les plus savans et les plus influens sur l’esprit public, ils s’opèrent en masse. Est-ce là un danger social?

Non. Le danger social, c’est de perpétuer une équivoque, une association d’idées qui a fait son temps. Si l’on s’obstine à définir la culpabilité de telle manière qu’elle implique la liberté d’indifférence, le miracle psychologique, il est clair que, le libre arbitre ôté, la culpabilité s’évanouit, et il ne reste plus qu’à asseoir la pénalité sur l’utilité générale. L’égoïsme collectif de la société, car c’est là le vrai nom de l’utilitarisme, a beau n’être pas plus respectable aux yeux de l’individu que ne l’est l’égoïsme privé, c’est-à-dire l’utilitarisme individuel, au regard de la société, n’importe, il faut en venir là et travailler à reconstruire le droit pénal, ou plutôt la thérapeutique criminelle, sur cet unique fondement. Il faut concéder à M. Enrico Ferri, le brillant champion de l’école positiviste au parlement italien, qu’il est logique en niant absolument l’imputabilité morale, en refusant de voir dans le délit autre chose qu’un préjudice et une alarme. Les spiritualistes se récrient quand de telles propositions sont énoncées, et d’autres semblables; mais ils oublient que leurs anathèmes retombent en partie sur eux, qu’ils ont leur bonne part dans ces erreurs, que c’est leur faute si leurs adversaires se sont vus ou crus conduits à ces extrémités par le préjugé spiritualiste, écho d’un principe théologique, relatif aux liens indissolubles des notions de liberté et de responsabilité. Plus on accréditera ce faux dogme, et plus, sans le vouloir, on favorisera les progrès de l’école qu’on croit combattre, et qui s’offrira inévitablement comme le seul refuge ouvert aux défenseurs éclairés de l’ordre social. On a assis la morale tout entière sur le libre arbitre : droit et devoir, justice et injustice, bien et mal, tout est censé reposer là-dessus ; on nous l’a dit et redit cent fois. Aussi, qu’arrive-t-il? Dès qu’un jeune homme, au sortir du collège, s’avise de raisonner sur le principe de causalité, sur l’axiome, — assez mal compris, — de la conservation de l’énergie, et sur la doctrine de l’évolution, il se reconnaît déterministe; et aussitôt, avec une horreur sacrée, avec une épouvante d’abord douloureuse, il croit voir s’écrouler en son cœur toute la dignité de la vie humaine, il se croit forcé de tomber dans le nihilisme moral. Plus