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timent ou état d’âme chez le héros et dans le poème, impression ou saveur chez le spectateur ou le lecteur.

Mais ces huit bhâvas sont des états dominans, principaux ; on en distingue d’une part les états mobiles, tels que le découragement, la crainte, l’indolence, etc. (ils sont exactement au nombre de trente-trois), simples modalités intellectuelles qui se peuvent également, suivant les circonstances, rattacher à tel ou tel état dominant ; — d’autre part, les états physiques, larmes, tremblemens, etc., qui sont au nombre de huit et qui ont un rôle analogue comme manifestation physique de la situation morale. Ce n’est pas tout ; les bhâvas ou états supposent nécessairement des personnages qui les ressentent, des circonstances qui les provoquent, — ce sont les vibhâvas ; ils déterminent des conséquences diverses, physiques et morales, qui leur servent d’expression, — ce sont les anoubhâvas, qui correspondent, comme on le voit, mais objectivement, aux états passagers et aux états physiques.

Dois-je excuser ces détails arides ? Ils montrent bien les procédés de l’esprit hindou. Sa patience à la dissection est acharnée. Rarement ses catégories pèchent par oubli. Elles pèchent d’ordinaire par un vice plus grave. Il est peu capable de sonder les faits intellectuels par une observation directe et vivante ; les liens en quelque sorte substantiels qui les relient échappent à ses prises. Il opère sur leurs signes, sur des abstractions. Un voisinage lui est une relation de causalité ; des comparaisons lui sont des raisons. Regardée de près, cette théorie des rasas ne contient rien qu’une constatation de fait, le fait de l’émotion littéraire ; il le faudrait expliquer ; on s’en tire par une métaphore : l’émotion poétique est à l’esprit ce qu’est au goût la saveur des alimens. Avec les vibhâvas, les anoubhâvas, la théorie des bhâvas montre à l’œuvre cette fascination des mots sur l’esprit des Hindous. Le balancement symétrique des classifications et des termes lui donne l’illusion d’une explication véritable.

Il semble parfois tenir quelque théorie qui va au fond des choses. Il y faut regarder de près. La poétique distingue dans le drame cinq momens principaux. Elle les considère et dans les situations successives du héros et dans les progrès de la fable et dans la construction de la pièce. De ce dernier point de vue, la technique leur donne des noms que nous pouvons rendre approximativement par : exposition, contre-exposition, nœud, décision, dénoûment. Il y a là, semble-t-il, une tentative méritoire pour pénétrer la nature et les lois de l’évolution dramatique. Rien de pareil. L’analyse reste tout extérieure ; c’est au sujet même qu’elle s’applique bien plus qu’aux ressources dont dispose le drame qui le met en œuvre ; la poétique fait ensuite de ces divisions une application spéciale à chacun des