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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/219

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Marmontel, nous ne leur devons rien, je dis absolument rien, que signifient ces réhabilitations ?

Je ne comprends pas non plus qu’autant que le talent, Sainte-Beuve ait cru devoir louer le « caractère » de Marmontel. Non que je lui, fasse un crime du nombre et de l’éclat de ses bonnes fortunes ! Vous ne le voudriez pas ; et, encore qu’un peu rances, j’aurais l’air de les lui envier. Si Marmontel a peu de « préjugés, » je sais qu’on en avait moins encore autour de lui, et s’il en eût eu par hasard, il se serait hâté de les étouffer, de peur d’en être dupe. Je souhaiterais seulement pour lui que, de tant de femmes qu’il a connues, il eût tiré moins de services, et de moins effectifs. N’eût-il pas encore pu moins déférer peut-être, avec moins d’empressement, moins de complaisance ou de moindres flatteries, aux titulaires de ces dames ? et, en sa qualité de « philosophe, » fréquenter moins assidûment chez les fermiers généraux, chez La Popelinière, par exemple, — sur lequel, dans ses Mémoires, il nous a laissé de si étranges détails, —ou encore chez le fameux Bouret ? On s’en étonna, même au XVIIIe siècle, puisqu’il a cru devoir s’en défendre dans ses Mémoires. Et n’aimerait-on enfin pas qu’animé, comme tous ses contemporains, de la louable, de la généreuse, de la noble intention de réformer l’Etat et de faire faire au roi de grandes choses, il en eût imaginé quelque moyen plus honnête que de pousser lui-même la comtesse de Séran dans ses bras ?

« J’eus le plaisir, — dit-il à ce propos, en nous racontant la première entrevue particulière de Louis XV et de Mme de Séran, — j’eus le plaisir de voir les châteaux en Espagne de l’ambition s’élever ; la jeune comtesse toute-puissante ; le roi et sa cour à ses pieds ; tous ses amis comblés de grâces, de faveurs, moi-même honoré de la confiance de sa maîtresse, et par elle inspirant et faisant faire au roi tout le bien que j’aurais voulu. Il n’y avait rien de si beau. On attendait la jeune souveraine ; on comptait les minutes ; on mourait d’impatience de la voir arriver, et cependant on était bien aise de voir qu’elle n’arrivât point encore. »

La franchise d’une âme naturellement courtisane s’est-elle jamais ni nulle part étalée plus ingénument ? Pour avoir je ne sais quoi de naïf ou de content d’elle-même, et de comique à force de naïveté, l’immoralité de Marmontel n’en est pas moins profonde. Se rend-il compte seulement qu’il fait ici l’entremetteur ? On est en vérité tenté de se le demander. Mais s’il ne s’en rend pas compte, alors il n’en est que plus beau dans son rôle ; et ce sera par là, si l’on veut, qu’il se refait une originalité. Cette belle négociation n’aboutit point, s’il faut l’en croire, et c’est alors que le duc de Choiseul, ému du désintéressement de Mme de Séran, lui proposa de payer l’héroïsme de sa résistance du prix de deux cent mille livres. « Non, monsieur le duc, lui répondit cette aimable femme, nous ne voulons point d’un argent