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ayant tiré de ses contemporains tout ce qu’il en pouvait attendre, et même beaucoup davantage, il ne songeait plus qu’à jouir en bon père de famille d’une fortune non moins agréablement qu’aisément amassée quand éclata la Révolution.

Il a consacré huit livres de ses Mémoires à l’histoire des événemens de la Révolution, et on entend assez qu’ils en forment la partie la moins intéressante.

Je n’y avais noté jadis que deux ou trois endroits plus curieux. C’est, au quatorzième livre, une longue conversation de Marmontel avec Chamfort, « l’un des plus outrés partisans de la faction républicaine » à l’Académie française, et surtout l’un des grands confidens de Mirabeau. Elle se termine par le mot devenu proverbial : « Voulez-vous donc qu’on vous fasse des révolutions à l’eau rose ? » et comme elle en contient quelques autres de cette force et de cette portée, qui ne sont assurément pas du pauvre Marmontel, je me suis étonné quelquefois que les historiens de la Révolution n’en eussent pas tiré plus de parti. La fin du dix-septième livre des Mémoires et le commencement du dix-huitième ne manquent pas non plus d’intérêt, à ce qu’il m’a semblé en les relisant dans l’édition de M. Maurice Tourneux. Quelques-uns au moins des symptômes de ce que M. Taine a depuis lors appelé l’anarchie spontanée, et qu’il a datés avec raison du lendemain même de la prise de la Bastille, peu d’observateurs contemporains les ont mieux notés ou reconnus que Marmontel. Rœderer, au surplus, mêlé, comme l’on sait, de beaucoup plus près que Marmontel au mouvement de la Révolution, est convenu que « cette partie des Mémoires était pleine de détails vrais et d’observations justes. » Il ajoute avec raison que ce ne sont pas ici des Mémoires, et qu’en cessant d’être l’historien de lui-même pour devenir l’annaliste de la révolution, Marmontel est très loin d’en être le mieux informé.

C’est pour cette raison que nous ne discuterons point la question de savoir si l’honnête colère de Marmontel contre les violences de la Terreur est vraiment « un témoignage en faveur des philosophes du XVIIIe siècle, et contre les crimes qui en ont déshonoré la fin, et contre les calomniateurs qui veulent les en charger. » Ainsi s’exprime le même Rœderer. Ce que je crois très volontiers, et ce qu’aussi bien j’ai plusieurs fois essayé de montrer, c’est qu’ayant obtenu de l’ancien régime, avant qu’il achevât de s’effondrer, tout ce qu’ils pouvaient souhaiter de réputation, d’honneurs, et de fortune, comme notre Marmontel, les philosophes, qui étaient des hommes, n’ont pas vu d’un œil impassible ni souffert d’une âme parfaitement égale que la révolution leur arrachât brutalement le fruit de tant d’années d’intrigues. Si l’on veut ajouter qu’ils n’étaient point en général d’un tempérament sanguinaire, mais plutôt anacréontique, j’y consens encore, et c’est ce que prouvent assez les Mémoires de Marmontel. Mais il serait plus difficile de