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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/260

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lui-même, pourvu qu’il lui fournisse des spectacles qui l’étonnent ou l’émeuvent. Quand M. Jourdain eut appris de son maître de philosophie que la morale traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, il ne voulut plus en entendre parler : « Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon saoul, quand il m’en prend envie. » Notre imagination donne raison à M. Jourdain ; si lui-même l’intéresse, lui plaît beaucoup, c’est qu’il est naïvement passionné ou passionnément naïf. Le bien et le mal, la science des devoirs, la règle des mœurs et des actions, elle s’occupe peu de tout cela. Elle ne demande aux hommes que d’avoir du caractère, et elle donne la préférence à ceux qui, bons ou mauvais, sont bien ce qu’ils sont et dont elle peut se tracer des images nettes, vives et frappantes.

Elle a une tout autre humeur, de tout autres goûts que les moralistes. Elle est indifférente à ce qui les émeut, elle se passionne pour ce qu’ils méprisent. Ils lui en veulent de se laisser éblouir par la pourpre et même par le clinquant et l’oripeau ; elle leur défend de toucher à ses plaisirs. Ils vantent les existences unies, réglées et les époques heureuses où règnent l’ordre, la justice et la paix ; elle aime les vies agitées, les entreprises, le vin qui bout dans la cuve et les temps où il se passe quelque chose. Ils maudissent la guerre comme un affreux désordre ; elle leur reproche de vouloir la priver de ses plus beaux spectacles. Ils préfèrent les gens de bien dont personne ne parle aux conquérans qui ravagent le monde ; elle adore les grands hommes, elle fait grâce à leurs déraisons, à leurs fourberies, à leurs violences, elle leur sait un gré infini d’avoir été ce qu’ils étaient, elle estime qu’on n’aurait pu leur ôter leurs défauts sans les gâter, sans faire trou, et si elle a horreur des trous, il y a des taches qui ne lui déplaisent point.

On s’est appliqué mainte fois à lui prouver que la révolution française fut un bouleversement inutile, qu’on aurait pu réformer sans détruire, qu’on aurait dû s’entendre au lieu de s’entre-tuer, que Napoléon fut un fléau, qu’il a arraché à l’agriculture des millions de bras. Supprimez la révolution, le serment du Jeu de paume, la Convention, les volontaires, la Terreur, les folies du Directoire, supprimez Napoléon, son épopée et sa légende, Arcole, Austerlitz, Montmirail, Sainte-Hélène, quel appauvrissement, quel désastre pour l’imagination ! Elle bénit tous les jours le ciel de l’impuissance des moralistes. Si on les chargeait de faire l’histoire, elle sécherait d’ennui, elle périrait de misère.

Ce qui la charme dans l’histoire des grands hommes, c’est que leurs aventures éclatantes nous révèlent avec plus d’évidence la destinée des penchans et des passions, et lorsqu’elle s’occupe des