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d’opinions préconçues, de préjugés superstitieux, et sa timidité nuit quelquefois à ses bonnes fortunes. La beauté humaine n’est assujettie à aucune norme fixe et universelle ; cependant toutes les races dont se compose notre grande famille se sont fait leur formulaire, leur canon.

Les Chinois, les Japonais tiennent beaucoup à l’obliquité des yeux, et on a remarqué qu’ils l’exagèrent encore dans leur peinture ; nous n’aimons pas les yeux obliques, mais après quelques semaines passées au Japon, il nous en coûtera moins de les aimer. — « Demandez à un crapaud, disait Voltaire, ce que c’est que la beauté ; il vous répondra que c’est sa crapaude aux deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. » — Cela suppose que les crapauds ont une imagination contemplative, et il est permis de croire, sans leur faire tort, qu’elle est fort rudimentaire. Les Cafres, qui en ont beaucoup plus, ne regardent avec plaisir que les visages d’un brun chocolat ; l’un d’eux avait pour son malheur le teint si clair qu’il ne trouva pas à se marier. Qu’est-ce que le beau pour un Indien de l’Amérique du Nord ? C’est, nous apprend un voyageur anglais, un visage de pleine lune, des pommettes saillantes, trois ou quatre sillons creusés au travers de chaque joue, un front bas, un gros menton, un nez massif en crochet, une peau bronzée et des seins tombant jusqu’à la ceinture. De petits nègres de la côte orientale de l’Afrique s’écriaient en apercevant Burton : — « Voyez-le ! ne ressemble-t-il pas à un singe blanc ? » — Nous les trouvons absurdes, et souvent nous ne le sommes pas moins. Notre imagination a besoin d’être formée, façonnée, étendue, assouplie par les voyages ; elle arrive alors à comprendre jusqu’à la beauté tongouse, jusqu’à la beauté cafre. Je demandais à un célèbre explorateur s’il y avait de jolies femmes chez les Pahouins : — « Cela dépend, me répondit-il, de la façon de les regarder ; pour un œil connaisseur, il en est d’agréables ; pour un œil plus connaisseur encore, il en est de charmantes. » — Dans tous les pays du monde, certains visages privilégiés ont un caractère très personnel, et ce caractère a de l’harmonie ; en tout lieu, il y a des hommes qui, en apercevant la femme qui leur plaît, se disent dans une langue plus ou moins confuse : — « C’est elle ! c’est la femme ! » — et leur cœur célèbre les grands mystères.

Si nos opinions préconçues nous gênent quelquefois dans nos appréciations de la beauté humaine, en d’autres matières nous avons le jugement plus libre, et pour multiplier nos plaisirs, il suffit de suivre notre instinct, qui nous porte à admirer les choses, quelles qu’elles soient, dont nous pouvons facilement nous faire une image où tout s’accorde et convient. Animaux et plantes, tout ce qui vit parle à notre imagination, et si les pierres elles-mêmes