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mais lorsque, devenus contemplatifs, nous nous trouvons en présence de la beauté, nous sommes tous des Bernardin. Le monde change alors d’aspect, cet étranger prend un visage ami ; nous attribuons à la nature des désirs de nous plaire, nous la croyons occupée de nous procurer des spectacles ; nous nous figurons que le soleil et la lune, les bêtes et les plantes, tout ce qui brille, tout ce qui respire, tout ce qui fleurit a été fait à notre intention. Nous oublions que nous sommes pour beaucoup dans nos plaisirs, que le spectateur crée en partie son spectacle, que les plus beaux paysages sont des combinaisons de notre esprit. La vache, qui, après s’être repue, se couche dans l’herbe et semble rêver, voit ce que je vois, et il n’y a point de paysage pour elle ; je contemple, elle rumine ; nous sommes heureux, elle et moi, mais chacun à sa manière. Bernardin confesse que l’homme est seul attentif aux accens des oiseaux, « que jamais le cerf, qui verse des larmes sur ses propres malheurs, ne soupira à ceux de la plaintive Philomèle. » Darwin assure, à la vérité, que les femelles des lépidoptères sont fort sensibles à l’éclat des couleurs, qu’elles ont une préférence marquée pour ceux de leurs mâles dont les taches sont les plus vives. Jusqu’ici, les femelles des lépidoptères n’ont dit leur secret qu’à Darwin ; d’ailleurs, Darwin lui-même convient que la joie qui accompagne leurs préférences n’est qu’une excitation sexuelle, et le plaisir esthétique est tout autre chose. Il n’y a rien de commun entre la conjonction des désirs et les embrassemens d’une âme contemplative, à qui il suffit de sentir pour posséder.

Il faut rendre justice à la nature. Nous avons tout lieu de croire qu’elle n’a aucun souci de nous être agréable, qu’elle ne fait rien pour l’apparence, pour la montre ; mais, si indifférente qu’elle soit à nos regards comme à nos songes, elle a pour nous des complaisances involontaires. Elle nous aide à prendre le change sur ses intentions, et, comme si elle savait que nous appelons beau ce qui fait jouer notre esprit, elle se prête à nos jeux. Depuis la matière inorganique jusqu’aux régions supérieures des êtres organisés, elle agit par des forces qui, soumises à des règles fixes, ne laissent rien au hasard ; mais ces forces, d’un ordre très différent, coexistent dans le temps et dans l’espace : elles se rencontrent, se modifient les unes les autres, et de leurs actions et réactions réciproques il résulte des combinaisons imprévues, des accidens souvent heureux, dont nous profitons. De quoi servent à la nature les sons et les accidens de lumière ? Nous nous persuadons facilement qu’elle les destine à récréer notre vue et notre ouïe, que les bruits ineffables qui sortent des forêts, le chant des oiseaux, les aubes et les aurores, les crépuscules, les levers et les couchers