Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réjouisse notre imagination, et la vie sans reproche d’un honnête homme qui s’acquitte de tous ses devoirs par conscience est un spectacle plus édifiant qu’esthétique. Mais il est des âmes à qui tout est facile, à qui rien ne coûte ; elles ont en elles comme une abondance de joie qui se répand jusque sur leurs tourmens, sur leurs sacrifices volontaires ; elles savourent la volupté de souffrir. Ne leur parlez pas de leurs devoirs, elles ne vous comprendraient pas. En se donnant, elles ne songent qu’à se satisfaire ; elles font le bien aussi naturellement que le soleil luit, que les plantes respirent, que les oiseaux volent, que l’eau coule, qu’une source s’épanche, que le ciel se fond en rosée. Ces âmes rares, nous les appelons belles ; cela signifie que leur vertu, qui est un jeu, a la grâce d’un sourire.

Un caractère qui est une harmonie, voilà la beauté ; une harmonie qui est un caractère, voilà la grâce, et il y a comme une liaison, comme une amitié naturelle entre l’imagination contemplative et tout ce qui lui semble beau ou gracieux. En revanche, elle a dans le monde deux ennemis, l’informe, qui manque de caractère, le difforme, qui manque d’harmonie. Mais les circonstances s’y prêtant, elle met ses ennemis à contribution, elle les oblige de fournir à ses plaisirs.

Elle pardonne et s’intéresse à l’informe, pourvu qu’il lui impose par sa grandeur. La beauté est un caractère déterminé, qui nous fait oublier que toute forme est une limite ; l’informe qui a de la grandeur est quelque chose d’indéterminé auquel sa grandeur même donne un caractère. Qu’éprouvons-nous à la vue d’un grand ciel uniformément gris, d’un vaste désert de sable, d’une plaine solitaire et nue, d’une mer immobile, huileuse et plombée, dont l’immensité muette se perd dans un horizon brumeux ? Qu’éprouvons-nous encore en entendant la voix monotone d’un fleuve, le fracas retentissant d’une chute d’eau, l’éternel mugissement d’une cataracte qui étouffe tout autre bruit, réduit au silence tout ce qui voudrait parler autour d’elle ? Notre première impression est un étonnement accompagné de malaise. Notre âme est aux prises avec une force incommensurable ; nous comptons sans avoir notre compte, nous marchons sans avancer, nous cherchons sans trouver le bout ; nous nous sentons très petits, réduits à rien. Mais, par degrés, la grandeur de l’objet se communique au sujet pensant, et après nous avoir déprimés, elle nous exalte. En présence de ce ciel, de cet océan, de ce désert, de ce grand fleuve qui parle éternellement pour dire toujours la même chose, notre imagination se sent bientôt immense comme eux. Nous sommes rentrés en nous-mêmes ; nous nous sommes souvenus que notre raison nous avait fourni depuis longtemps la notion de