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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/430

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voyant l’autre jour, à la porte de mon père, ton flambeau à la main, je vis que tu ressemblais, trait pour trait, au beau fantôme de la crypte. J’eus peur… je frissonnai… et voilà que je t’aime, en dépit du présage. Oui, je t’aime ! ne fût-ce que pour braver le saint ! Ils sont morts, les autres… tous ; mais toi, je veux que tu vives. Qu’on essaie de t’arracher d’ici !

Les deux bras de Dahut se fermèrent sur la tête de Sylven. Un craquement sinistre interrompit leurs baisers. On donnait l’assaut au château des Maléfices, et les gens du roi répondaient par une grêle de pierres.

— Entends-tu, dit Sylven, ces cris féroces ? Ils te réclament pour te déchirer. Viens t’enfuir avec moi au bout de l’Armorique !

— Attends encore, dit Dahut. Monte à la tour et dis-moi la couleur de l’Océan.

Sylven monta sur la tour et dit en revenant :

— Il est vert foncé, le ciel est tout noir.

— Tout va bien, dit Dahut ; laisse crier le peuple et verse-moi du vin dans ma coupe d’or.

Au bout d’un instant, elle le renvoya sur la tour et Sylven dit en revenant :

— Le ciel devient blafard, l’Océan est fauve et blanc d’écume. Il bouillonne du large. Il monte ! il monte !

— Tant mieux ! s’écria Dahut avec un éclair dans ses yeux violets. Mon cœur se gonfle, il monte avec l’Océan ! Ah ! j’aime la tempête !

Comme un ramier palpite sous les griffes de l’épervier, Sylven frémissait sous l’étreinte de la fille de Gradlon. À ce moment, il y eut un tel coup de bourrasque que la forteresse trembla. Sylven eut un sursaut :

— Vraiment, dit-il, ce soir, l’Océan me fait peur !

Dahut se mit à rire éclatant, et, brandissant sa coupe d’or, elle en lança le contenu par la fenêtre :

— A la santé de l’Océan, mon vieil époux ! N’aie donc pas peur de lui. Il a beau rugir, ce n’est qu’un vieillard impuissant. Il écume de rage, mais je sais comment on le maîtrise. Je veux qu’il serve ma vengeance. Il ne t’aura pas comme les autres, l’Océan. C’est moi qui t’aurai, c’est moi qui te veux ! Car c’est toi que j’aime, toi seul, entends-tu ? Allons ! pour la dernière fois, monte sur la tour et dis-moi ce que tu vois.

Quand Sylven revint, il était pâle comme cire.

— L’Océan, dit-il, est noir comme la poix. Il fait un bruit de mille chaînes. Ses vagues sont comme des montagnes avec des tours crénelées d’écume.