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parlait la foule. Mais le latin populaire continuait de vivre, et c’était beaucoup. Il s’imposait à tout le monde sans exception dans les mille riens de la vie ordinaire. Il savait au besoin se venger du mépris des lettrés et profitait d’une minute d’inattention pour brouiller toutes leurs notions acquises sur la prononciation, sur le choix des termes, sur les rapports grammaticaux et la construction des phrases. Il avait surtout la faveur des femmes ; et Cicéron se moque d’une dame de son temps qui s’exprimait à la façon de Plaute ou de Naevius.

Le latin vulgaire se mêlait aux conversations des plus doctes, comme on en peut juger par les dialogues littéraires ou philosophiques. Il était comme chez lui dans les correspondances familières. « Que te semble de mes lettres ? écrit un Romain. Est-ce que je ne converse pas avec toi dans la langue du peuple ? C’est qu’en effet une lettre ne ressemble pas à un plaidoyer ou à une harangue. On doit écrire à ses amis avec les mots de tous les jours. » Qui dit cela ? C’est le plus illustre représentant de la langue savante, l’auteur de la Milonienne. L’exemple venait de plus haut encore : car l’empereur Auguste, comme les gens du peuple, préférait aux flexions l’usage des prépositions, aux tournures infinitives les conjonctions, aux constructions synthétiques et aux périodes les formes analytiques. Enfin, même la littérature proprement dite se défendait mal contre les habitudes du langage populaire. On en trouve des traces chez tous les écrivains, depuis Plaute et Térence jusqu’à Lucrèce et César, même chez Horace ou Virgile et dans les discours de Cicéron. Ainsi, le latin de paysan réussissait parfois à s’imposer même à ceux qui le combattaient. Il résistait donc, il suivait son évolution, enfin il vivait.

Il vivait, et si on l’avait vaincu, on n’avait pu le détruire. Il est vrai que la vieille langue nationale avait perdu bien du terrain depuis les guerres puniques, et ce n’était plus qu’un patois à la mort de Cicéron ; mais tout n’est pas fini. A son tour, le latin vulgaire va progresser pendant les deux premiers siècles de notre ère : tandis que son rival s’affaiblira, lui-même ne cessera de se fortifier et de s’étendre, et cela pour diverses raisons, les unes politiques, les autres littéraires.

C’est que d’abord il se produisit un changement considérable dans la société romaine. La bourgeoisie, puis la vieille aristocratie disparurent presque entièrement. Or c’étaient elles justement qui jadis avaient accrédité à Rome le latin savant et qui seules le comprenaient. Désormais, sauf les lettrés de profession ou d’occasion, la langue littéraire n’a plus de clientèle assurée : elle doit se réfugier dans les écoles et les administrations. Aux auteurs, il ne manque qu’un public et des lecteurs : on se console à huis-clos,