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Quelque façon que donne aux choses l’imagination de l’artiste, nous pouvons en faire autant et, comme lui, les accommoder à notre goût. A vrai dire, nos joies seront solitaires et cachées ; personne ne les connaîtra, nous n’en ferons part à personne ; mais jouit-on pour les autres ? Voulons-nous savourer la douceur des passions apaisées, nous n’avons qu’à revivre notre vie, nos premières amours, nos espérances déçues, nos colères d’autrefois. Le souvenir est, comme l’art, un filtre qui clarifie l’eau du torrent et la rend saine et agréable à boire. Voilà un vieux paysan voûté, cassé, peut-être infirme, qui, après avoir mangé sa soupe et au moment d’aller dormir, croit relire toute son histoire dans les cendres de son feu qui se meurt. Ainsi que Moïse du haut de sa montagne, il voit se dérouler sous ses yeux tout son passé, tout son destin. Il se remémore la maison paternelle, les privations et les ripailles de son enfance, les convoitises et les rêves de sa jeunesse, telle noce où il se grisa, la voix nasillarde de la cloche qui sonna pour son mariage, les travaux de son âge mûr, ses difficultés, ses altercations avec sa femme, la vache qu’il perdit et le cheval qui lui fut volé, un de ses fils mort à vingt ans et la bonne aubaine qui abrégea son deuil, la mauvaise fortune combattue, les accidens, les occasions, ses marchés de dupe et ses prospérités, tout ce qui plut dans son écuelle. Ce sont peut-être ses chagrins qu’il a le plus de plaisir à se remettre en l’esprit, car il peut dire : — « Nonobstant, j’ai vécu, » — et les chagrins dont on se souvient et dont on ne souffre plus sont légers comme des ombres. C’est un tableau que cet homme vient de peindre ; qu’a-t-il besoin d’en voir ? C’est un roman qu’il vient de se raconter ; qu’a-t-il besoin d’en lire ? Voyez plutôt, sa pipe s’est éteinte, et il ne s’en doute pas.

C’est assez de son imagination naturelle pour fournir à un vieux laboureur la quantité assez restreinte d’images que son esprit consomme bon an mal an ; mais exercez, cultivez la vôtre, et tous les genres d’images et de jouissances que les arts peuvent vous offrir, vous vous flatterez peut-être de vous les procurer sans leur secours. Il suffit d’un effet de lumière et d’une fenêtre encadrée par un rosier grimpant pour donner de l’architecture à une chaumine. Il suffit d’un rayon de soleil pour transformer en paysage le site le plus ingrat, pour égayer sa tristesse et faire fleurir son désert. Vous avez des yeux ; pourquoi mettre un artiste entre la nature et vous ? Les impressions les plus directes sont les meilleures, et les choses valent toujours mieux dans leur source. N’est-il pas doux d’y boire à même ?

« Je ne vais plus au théâtre, disait un diplomate ; la toile de fond, la grimace des comédiens et le rouge des actrices