nous ne puissions l’embrasser d’un coup d’œil ; il n’est pas de comédie si compliquée qu’on ne puisse la représenter en quelques heures, et un jour suffit pour venir à bout du plus long des romans. Ajoutez que les limites dans lesquelles se circonscrit et se renferme une œuvre d’art sont nettement accusées ; elle se détache sur ce qui l’environne comme une statue de marbre sur les massifs d’un jardin où sa blancheur fait événement. Tout tableau a sa bordure, et on sait combien un tableau gagne à être vu dans son cadre. Quand un drame s’est dénoué, le rideau tombe, nous n’attendons plus rien ; quand nous avons lu le dernier vers d’un poème, nous disons : « Voilà qui est fini ! » — et c’est une vraie fin, et quand nous avons fermé notre livre, la continuité du temps est comme rompue.
Au surplus, dans cet ensemble circonscrit, il n’y a rien d’inutile. Tout détail sert visiblement à quelque chose ; les accidens sont des occasions, les accessoires sont des moyens. Tout s’enchaîne et tout s’explique ; les effets manifestent leurs causes, les causes ne manquent jamais leurs effets ; toutes les énigmes ont un mot, et il ne tient qu’à nous de le trouver. C’est ainsi que l’artiste nous délivre de nos confusions, de nos obscurités et de ce qu’un philosophe grec appelait « le mauvais infini. » Quelque étroites que soient les limites où il a renfermé son sujet, nous sentons que son œuvre est complète, qu’on n’y pourrait rien ajouter sans la gâter. Ces limites ne sont pas des bornes et nous ne sommes pas tentés de les franchir ; l’harmonie n’est-elle pas l’infini dans le fini ? L’œuvre d’art est un microcosme, et nous pouvons bien dire qu’elle nous procure le plaisir des dieux, puisqu’elle nous fait éprouver la même joie que ressentirait une intelligence capable d’embrasser l’univers dans son ensemble, et de voir les détails se fondre dans l’harmonie du grand tout tel qu’il apparaît à la force mystérieuse ‘qui l’a créé, si cette force est consciente et jouissante d’elle-même.
Dans l’œuvre d’art, tout se rapporte à une fin, et cette fin, c’est nous. Notre imagination a beau multiplier ses prestiges pour nous persuader que nous sommes la cause finale de l’univers, qu’il a été fait pour l’homme et qu’il le sait, qu’il y a sympathie entre nous et lui ; il nous détrompe trop souvent par ses relus, par ses perfidies, par ses brutalités. Nous découvrons que, tout entier à ses affaires, il lui chaut peu de nous agréer, que nous faisons les frais de la plupart des fêtes qu’il nous donne à son insu, et que dans le monde réel la beauté n’est qu’un accident heureux, dont nous avons le mérite de savoir jouir. Dans le monde que l’art a créé, nous sommes vraiment la cause finale pour laquelle tout est ordonné ; c’est une maison que l’homme a bâtie pour l’homme,