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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/512

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ne saurais modeler une rose sans la revêtir d’un tissu doux au toucher, sans lui donner un épiderme d’une finesse soyeuse, une couleur qui ravit les yeux, un parfum délectable, et il en est de tes roses comme de tes corps de femmes qu’on ne saurait contempler sans qu’à la joie de notre esprit se mêle la pensée d’un usage de volupté. Parmi toutes les qualités diverses que tu rassembles, que tu combines comme à plaisir dans tes créations, j’en abstrairai une seule. Tu as aussi peu de goût pour les abstractions que pour la géométrie, et tu crois qu’elles tuent. Les miennes seront des idées vivantes, ou, pour mieux dire, elles ressembleront à des morts ressuscites qui ont laissé dans le tombeau tout ce qu’ils avaient de passager et de fortuit et n’ont conservé que ce qui méritait de vivre. Par mon art, la forme pure exprimera ce qu’il y a de constant, de permanent dans les caractères. L’âme que tu as daigné mettre en nous tantôt se répand au dehors, tantôt se replie au dedans de nous, se concentre dans son fond. Je donnerai à mes morts ressuscites une de ces âmes concentrées qui se contiennent, se possèdent et se révèlent moins par leur passion que par la résistance qu’elles lui opposent et l’autorité qu’elles ont sur elles-mêmes. Ainsi les êtres que je créerai pourront éprouver de grandes joies ou de grandes douleurs sans que leur visage se déforme ; si vifs que soient leurs sentimens, ils en maîtriseront la violence, et, d’autre part, fussent-ils des types d’élégance, de délicatesse exquise, on sentira comme une force cachée sous leurs grâces légères. »

Le sculpteur dit encore à la nature : — « Tu sèmes la vie à pleines mains, et parmi la foule innombrable de tes enfans, que tu abandonnes à leur sort, il en est peu qui puissent plaire encore quand on les a réduits à leur forme en les dépouillant de tout ce qui amuse les yeux. Je ne ferai pas comme toi, je choisirai mes sujets. Bien que je me réserve le droit de sculpter des plantes ou des insectes pour les faire servir d’ornement à mes ouvrages, j’honorerai de mes attentions particulières les animaux qui ont comme nous une figure et comme nous un cœur capable d’aimer et de haïr. Mais c’est à l’homme surtout que je consacrerai mon art, à l’homme et aux dieux qu’il adore. Il a cru longtemps en reconnaître l’image dans tes astres et tes météores ; grâce à moi, ils deviendront semblables à nous. Je leur ferai subir cette métamorphose sans attenter, sans déroger à leur grandeur. Si grands qu’ils soient, un homme qui se ramasse, se concentre en lui-même, leur ressemble beaucoup ; car n’existant plus qu’à l’état de puissance, ses forces, qu’il n’exerce pas, ne lui font plus sentir leurs bornes et il croit découvrir en lui quelque chose d’infini. Comme j’entends que mes créatures sans souffle et sans mouvement aient l’air de vivre, tu peux compter sur ma parole, je ne sculpterai rien, pas même un