Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héros furent hébergés, nourris aux frais de la ville ; puis on les conduisit en grande pompe à la Porta Tosa, en leur souhaitant de revenir sains et saufs du champ de carnage. Trois semaines après, ils n’étaient plus que vingt-cinq, qu’on voyait rôder à travers les rues en mendiant. On assurait que l’ennemi les avait décimés. La vérité était que ces quatre-vingts prodi n’avaient jamais vu le feu, qu’ils étaient allés à la maraude, et qu’ayant eu maille à partir avec les paysans, la plupart avaient été assommés ou éventrés à coups de fourche. « Tel fut le dénoûment de cette manifestation républicaine, écrivait M. de Hübner dans son journal. Les hommes du gouvernement provisoire, qui ne sont pas républicains, en ont ri sous cape ; la princesse, qui a l’esprit inventif, saura se consoler en se procurant quelque autre distraction ; les Milanais ont eu trois ou quatre jours de réjouissance gratuite. Ainsi, à l’exception des pauvres giovinotti napolitains, chacun a sujet d’être content. »

Les jours se suivaient sans se ressembler. En quittant Milan, Radetsky avait emmené à titre d’otages quelques gentilshommes lombards. Sur les instances de leurs familles inquiètes de leur sort, le gouvernement provisoire résolut de proposer au vieux maréchal un échange de prisonniers, et on choisit M. de Hübner pour aller négocier cette affaire avec lui. Il se mit en route, mais il ne put dépasser Brescia. On lui avait donné, pour traverser cette ville, une escorte composée d’un capitaine de la garde civique et d’un gendarme. Ce capitaine était un petit homme fluet, chaussé de grandes bottes de couleur claire ; sur son chapeau en forme de cône flottait une grande plume d’autruche ; il avait ceint sa taille d’une large écharpe tricolore, et des pieds à la tête, sa chétive personne était toute couverte de cocardes ; il en avait mis partout où l’on en peut mettre.

Se souciant peu d’aller aux avant-postes et n’accomplissant sa mission qu’à regret, il chevauchait d’un air mélancolique près de la voiture. En vain M. de Hübner le pressa de quitter son cheval, de venir s’asseoir à ses côtés, il s’y refusa obstinément. Il y a toujours en Italie, quoi qu’il se passe, des curieux pour qui les événemens politiques ne sont que des phénomènes d’histoire naturelle et dont l’unique souci est de trouver le mot des situations. Un de ces curieux s’approcha du diplomate autrichien pour lui dire d’un ton grave, comme un philosophe qui est heureux d’éclaircir les idées de son prochain : « Il va à cheval afin de pouvoir fuir en cas de besoin : va a cavallo per poter fuggire nel caso di bisogno. » Ce grand philosophe connaissait son monde. Comme la voiture allait sortir de la ville, elle fut entourée par une populace qui criait : « Mort à l’Allemand ! mort au traître ! » Le moment psychologique était venu ; le capitaine enfonça ses éperons dans les flancs de son coursier et prit le large, le gendarme disparut aussi, et pendant