Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/741

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rapides ou des navires. Pour revoir ce pays bien-aimé, il faut fermer les yeux du corps et ouvrir les yeux de l’âme, recourir à ce regard intérieur que tous les hommes possèdent et dont si peu savent se servir. »

Que le sage ou le mystique ouvre ses ailes et s’envole dans cette patrie où il contemplera éternellement le modèle invisible et l’immuable archétype de l’univers, l’artiste ne l’y suivra pas. Il n’aime que les idées auxquelles son imagination peut donner un corps, une figure ; il s’intéresse trop à tout ce qui vit ou semble vivre pour mépriser la matière, et n’ayant ni le tempérament d’un métaphysicien ni celui d’un anachorète, ce monde sublunaire n’est pas pour lui un triste lieu d’exil. — « Vos notions sur la beauté, disait Savonarole aux peintres de son temps, sont empreintes du plus grossier matérialisme. La beauté, c’est la transfiguration, c’est la lumière de l’âme ; c’est donc par-delà la forme visible qu’il faut chercher la beauté suprême dans son essence. » — Les peintres ne l’en ont pas cru ; ils se doutaient bien que la beauté n’est qu’une apparence, et que lui enlever toute forme sensible, c’est la condamner à n’être plus. Il s’est trouvé des philosophes pour enseigner que Dieu est le beau souverain, comme il est le souverain bien. Un musicien de ma connaissance disait à ce propos : — « Quand on a le malheur d’être un infini sans détails, on n’est pas beau, mais je conviens qu’on a le droit de s’en passer. » — Les artistes savent qu’il n’y a pas de beauté sans forme, ni de forme sans caractère, et qu’on n’a du caractère qu’à la condition d’avoir des bornes et de n’être que ce qu’on peut être.

D’autres esthéticiens définissent autrement l’idéal. Ils ne le confondent plus avec les idées, avec les genres ou avec Dieu ; mais ils pensent que chaque individu a son prototype, dont il serait l’expression parfaite s’il n’avait essuyé dans sa vie de fâcheuses aventures, et qu’un peintre de portraits doit représenter une duchesse avec la figure qu’elle pourrait avoir si elle n’avait pas eu la variole ou éprouvé des chagrins domestiques dont sa beauté a souffert, une paysanne romaine telle qu’elle serait si elle ne s’était mariée trop tôt et n’avait eu dix enfans qu’elle a nourris. Cela revient à dire que pour idéaliser, il faut nous montrer des corps et des âmes à qui il n’est rien arrivé. Or, idéaliste ou réaliste, le peintre comme le poète ne s’intéresse qu’aux êtres à qui il est arrivé quelque chose et qui s’en souviennent ; plus ils ont vécu, plus il les trouve intéressans, et il n’admettra jamais avec un professeur allemand « que l’idéal étant le minimum de la particularité, la peinture doit nous offrir des formes idéales qui représentent le pur éther de l’être le plus pur. » Quand on demandait à Strepsiade s’il ne croyait pas que