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l’emportent avec eux dans leurs terres ; autour d’eux, c’est un délire d’imitation, et tous les hobereaux d’estropier à l’envi les chefs-d’œuvre des auteurs dramatiques et des musiciens. Après la sérénissime banqueroute, le premier soin de Mme de Guéménée, arrivant au château où le roi l’a exilée, est de demander des tapissiers et de leur faire arranger un théâtre. Une châtelaine qui veut à tout prix recruter une troupe suffisante enrôle ses quatre femmes de chambre et apprend à sa fille, âgée de onze ans, le rôle de Zaïre. Dans les garnisons, cette passion brouille les cervelles au point que beaucoup d’officiers ne rougissent pas de s’associer aux actrices, de paraître sur la scène avec elles ; et, pour couper court à cet abus, il fallut qu’un règlement du ministre de la guerre l’interdît de la manière la plus formelle. La palme du ridicule demeure à Charpentier, le fameux cordonnier pour dames, qui, sur son théâtre particulier, joue tragédies et parades, et qu’un récit du temps peint dans la plaisante insolence de sa fatuité. Chargé d’une commission auprès de lui, le chevalier de La Luzerne trouve à sa porte deux domestiques en livrée, traverse des chambres superbement meublées, s’arrête dans un cabinet où il admire une commode du travail le plus riche, garnie de portraits des premières dames de la cour. Sur ces entrefaites, paraît Charpentier, vêtu d’un délicieux négligé de petit-maître, et comme le chevalier le complimente : — « Monsieur, vous voyez, répond-il du ton le plus dégagé, c’est la retraite d’un homme qui aime à jouir. Je vis en philosophe. Il est vrai que quelques-unes de ces dames ont des bontés pour moi ; elles me donnent leurs portraits ; vous voyez que je suis reconnaissant et que je ne les ai pas mal placés. » —M. de La Luzerne, lui ayant montré le modèle de souliers qu’on lui a confié : — « Ah ! je sais ce que c’est : je connais ce joli pied ; on ferait vingt lieues pour le voir. Savez-vous bien qu’après la petite Guéménée, votre amie a le plus joli pied du monde ? Fort bien, je ferai son affaire. » — Le chevalier allait se retirer, lorsque le grand homme l’arrêta : — « Sans façon, si vous n’êtes point engagé, restez à manger ma soupe ; j’ai ma femme qui est jolie, et j’attends quelques autres femmes de notre société qui sont fort aimables ; nous jouons Œdipe après dîner, et vous pourriez bien ne pas vous repentir d’être resté avec nous. » — Peut-être m’abusé-je, mais il semble qu’un tel trait démontre assez bien une époque, un goût poussé jusqu’à la manie, et qu’il ne déparerait point le Bourgeois gentilhomme ou Turcaret. C’était alors une prétention fort répandue de vivre en philosophe, et cela consistait souvent à se mettre au-dessus de son état, des mœurs ou des lois : entretenir de belles filles, donner des concerts, des spectacles, faire grande chère, lire Voltaire, Diderot, d’Holbach, cette hygiène facile paraissait suffire à beaucoup de personnages plus soucieux