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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/843

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par les lutins, parvient, malgré son âge et ses quatre dents, à épouser le berger Colin. Premier acte : la soirée du village ; second acte : les lutins ; troisième acte : la noce, suivie d’un formidable charivari. Les Amours de Ragonde passèrent au répertoire de l’Opéra en 1742, plus tard au théâtre de Mme de Pompadour.

Mme de Staal fit des vers pour quelques-unes des nuits, les plans de plusieurs autres, et on la consulta pour toutes. Une physionomie bien originale, cette femme, née en France, « fabriquée en Angleterre et conçue dans l’amertume, » qui fut mieux qu’une soubrette de cour, presque un La Bruyère femelle, élevée pour le bonheur, et puis réduite par la malchance à entrer comme femme de chambre chez la duchesse du Maine, où, très lentement, à travers mille déboires et mille ingratitudes, elle conquiert le rang de dame d’honneur, très ferrée sur Descartes, sur la géométrie et l’anatomie[1] (le savant Du Verney dit qu’elle était la fille de France qui connaissait le mieux le corps humain), véritable héroïne de la conspiration de Cellamare, dont elle garde le secret avec la plus courageuse fidélité, tandis que ses maîtres livrent piteusement leurs projets et leurs amis, subtile et romanesque, capable de faire de l’esprit sur ses propres souffrances, sachant inspirer et ressentir des amitiés profondes, aimée de ceux qu’elle méconnaît, dédaignée, traitée comme une vieille gazette par ceux qu’elle adore,

Car Dieu, qui fit la grâce avec des harmonies,
Fit l’amour d’un soupir qui n’est pas mutuel,


et, après mainte odyssée amoureuse, se réfugiant vers cinquante ans dans un mariage de raison, pour vivre dans les limbes[2]. Elle a un sentiment secret pour le marquis de Silly, et elle pousse le désintéressement jusqu’à rédiger pour lui sa correspondance galante avec une dame. Chaulieu, septuagénaire, aux trois quarts

  1. Recueil des Lettres de Mlle de Launay. Paris, an IX, 2 vol. — Lassay, Recueil de différentes choses, 1756. Lausanne.
  2. « Je découvris pourtant, sur de légers indices, quelque diminution des sentimens de M. de Rey. J’allais souvent voir M, les d’Épinay, chez qui il était presque toujours. Comme elles demeuraient fort près de mon couvent, je m’en retournais ordinairement à pied, et il ne manquait pas de me donner la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à passer, et, dans les commencemens de notre connaissance, il prenait son chemin par les côtés de cette place : je vis alors qu’il traversait par le milieu, d’où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré. » Piquante application de la géométrie à la psychologie ! Et cependant, on a eu tort de prétendre qu’elle connaissait l’amour par principe, qu’il résidait plutôt dans sa tête que dans son cœur ; elle avait l’âme très tendre, mais elle ne put s’empêcher d’y mêler son esprit et son goût d’analyse. De même, je ne vois pas pourquoi on l’a accusée de sécheresse parce qu’elle dit, à propos de la mort de son père, qu’elle n’avait jamais vu : « Je lui donnai pourtant des larmes ; je ne me souviens pas d’où elles partirent. »