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l’indomptable espérance, il y avait une indestructible vérité. Elle pouvait se tromper sur les moyens, mais non sur le but. Il y avait la conscience intuitive, occulte, mais sûre de l’âme celtique, se sachant obscurément dépositaire d’un legs sacré, d’une mission religieuse et sociale.

Les anciens druides furent possesseurs d’une doctrine secrète, dont la largeur et l’élévation peut se comparer à celle de Pythagore. Comme les prêtres védiques, ils révéraient tous le symbole du feu, le Dieu unique et l’âme, immortelle voyageuse du ciel à la terre et de la terre au ciel. Leur doctrine des trois mondes avec la loi d’hiérarchie qui régit les âmes avait l’avantage de réconcilier la matière et l’esprit dans le verbe vivant de la nature et de l’homme. Cette philosophie intuitive n’excluait pas les autres religions, mais les synthétisait. De là le respect singulier de quelques philosophes grecs et latins pour les druides. Décimés et persécutés par Rome, les druides léguèrent une partie de leurs traditions aux bardes. Lorsque le christianisme se présenta à ceux-ci avec la largeur humaine et la charité compréhensive de saint Patrice et de ses disciples immédiats, ils comprirent et adoptèrent d’enthousiasme le verbe du Christ. Bientôt cependant les bardes se montrèrent rebelles à l’église romaine, non-seulement parce qu’elle leur était prêchée par des moines latins, franks et anglo-saxons, mais encore parce qu’elle portait en elle un principe d’étroitesse religieuse et de domination politique qui les révoltait. Tout, dans la nature celtique, s’insurgeait primitivement contre la férule cléricale : sa tendresse pour la nature vivante condamnée comme perverse par l’église, sa passion pour la liberté, son besoin de comprendre par la raison, enfin son mysticisme même, j’entends cette intuition directe des choses de l’âme qui demande une révélation personnelle et n’accepte pas la foi d’autorité. Héritiers des druides, les bardes se sentaient les représentans d’une religion plus large et plus libre que celle des moines. Merlin resta pour eux l’incarnation de leur propre esprit à la fois amoureux de nature et de merveilleux. D’une part, il aspire par les fibres éthérées de son âme à sa sœur invisible, à son mystérieux génie, à sa muse qui lui parle d’un monde supérieur et divin. De l’autre, une puissance magnétique l’attire vers la dangereuse magicienne, vers la Belle fée Viviane. Il est travaillé par le désir de l’âme celtique, la nostalgie de la nature et de la femme, dans la prison du dogme et du couvent. Posséder Radiance et Viviane, ne sera-ce pas aussi le désir de l’âme moderne ballottée entre le ciel et la terre ? Mais quand le don prophétique meurt chez les bardes, quand s’éteint la flamme sacrée de leur poésie, alors le génie celtique oublie ses visions divines comme Merlin oublie Radiance sur les genoux de Viviane.