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immobile et d’un bleu foncé. Le jeu des rayons et des ombres irisait de teintes opalines les rochers d’en face. Dans une gorge voisine, les pierres détachées du roc par des carriers perdus dans la montagne roulaient de minute en minute dans les profondeurs avec un grand fracas et semblaient tomber d’une cité de dieux en train de s’édifier là-haut sous le marteau d’esprits invisibles. Vêtu de sa robe violette, le Snowdon tantôt montrait sa tête grise, tantôt disparaissait sous un capuchon de nuages. Le mont sacré des bardes, auréolé d’un arc-en-ciel, ressemblait lui-même à un barde géant, assis et pétrifié dans son rêve profond sous la tempête des siècles. J’étais au berceau et dans le cadre de la légende de Taliésinn. Plus nettement m’apparurent ses épisodes successifs. Je rappellerai surtout la première et la dernière scène, celle de l’enfant trouvé, et puis la transfiguration du barde-roi. Cette histoire étrange traduit les plus intimes aspirations et les plus profondes intuitions de l’âme celtique.

Dans les temps anciens, le roi Gwyddno régnait à Gwynned, non loin de la baie d’Aberistwith, au pays de Galles. Il avait un fils nommé Elfinn, chétif d’apparence, timide et renfermé de caractère. Ne sachant qu’en faire, son père lui donna une pêcherie à exploiter comme à un simple fermier. Quand Elfinn s’y rendit pour la première fois, il vit flotter contre l’écluse un objet qui lui sembla une outre. En s’approchant, il s’aperçut que l’outre était un panier d’osier recouvert de peau. Il pria l’éclusier d’en ôter le couvercle. Et voici, dans le panier dormait un bel enfant. De quelle rive venu ? Qui donc l’avait ainsi exposé sur les flots ? Personne ne l’a jamais su. Ainsi l’âme s’endort sur le vaste océan du sommeil et de la mort pour s’en aller d’un monde à l’autre et s’éveiller on ne sait où. L’enfant ouvrit les yeux et tendit ses petits bras vers son sauveur. Une lumière presque surnaturelle émanait de son regard profond et de son superbe front blanc. — Oh ! TAL-IÉSINN ! s’écria l’éclusier, ce qui veut dire en celtique : Quel front rayonnant !

— Qu’il s’appelle donc Taliésinn, le front de lumière ! répondit Elfinn.

— Ce fils de roi restera toujours malheureux, dit l’éclusier. La malchance plane sur lui. Là où d’autres auraient péché deux cents saumons, il n’a péché qu’un enfant trouvé !

Cependant Elfinn prit l’enfant dans ses bras, monta à cheval et le mit au pas pour ne pas secouer son cher fardeau. Jamais il n’avait éprouvé un pareil bonheur, jamais il n’avait aimé un être humain comme cet enfant dont le regard pénétrant le sondait et semblait lire dans toutes ses pensées. Ce regard disait : « Mon Elfinn, ne sois plus triste. Personne ne te connaît, mais moi je te