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il est plus dramatique. Du supplice divin il évêque non-seulement le souvenir, mais le spectacle ; Crucifixus ! crie d’abord une voix, et voilà d’un seul coup la croix plantée au faîte de ces pages, comme au sommet du calvaire et du monde. Écoutez ensuite au pied du gibet les clameurs se répondre : passus ! Il a souffert ! Quel patient et quelle souffrance ! Sous ce mot unique, l’orchestre traîne une phrase torturée, tordue de douleur, secouée par le sanglot des syncopes. Puis le calme se répand, le calme suprême. Un cri attardé le traverse encore : passus ! comme pour rappeler, même après le trépas, l’horrible douleur ; mais c’est la dernière plainte, et les deux accords de la fin, imprévus, impassibles, scellent la pierre du tombeau.

Nous ne sommes plus ici devant un primitif, un Van Eyck ou un Memling, mais devant un Rubens, que dis-je, à la fois devant les deux chefs-d’œuvre de la cathédrale d’Anvers : le Crucifiement et la Descente de croix. Voici l’éclat pathétique et le lyrisme de l’un, avec la sobriété et la sérénité de l’autre. Voici d’abord, rassemblées par le musicien comme par le peintre, « toutes les cordialités de la douleur en un groupe violent, dans des attitudes lamentables ou désespérées[1]. » Mais voilà aussi le silence, la paix de la tombe, et le Christ de Beethoven, frère de celui de Rubens, ne descend pas avec moins de béatitude « pour s’y reposer un moment, dans les étranges beautés de la mort des justes[2]. » Fromentin, qui parle ainsi de Rubens, ne l’eût pas fait autrement de Beethoven. De Beethoven, il nous eût dit également : « Le pur sentiment venait, en un jour de fièvre et de vue très claire, de le conduire aussi loin qu’il pouvait aller. » Il se fût demandé enfin, devant la partition comme devant le tableau, « quel est le maître sincère qui n’aurait été frappé de ce que peut la force expressive lorsqu’elle arrive à ce degré et qui n’eût reconnu là un idéal d’art dramatique absolument nouveau ? »

Dramatique, voilà donc le mot décisif, celui qui marque le mieux entre Bach et Beethoven la différence peut-être fondamentale, et qui d’ailleurs caractérise l’évolution de la musique sacrée, de la messe du pape Marcel, de Palestrina, au Requiem de Verdi en l’honneur de Manzoni. Si nous voulions poursuivre encore le parallèle des deux maîtres, l’Agnus Dei nous fournirait un dernier exemple. Dans cet appel suprême à la miséricorde, par lequel il semble que le fidèle, avant de quitter l’église, prenne congé de Dieu, Bach a mis seulement la contrition d’un cœur repentant ; Beethoven, l’angoisse tragique d’une âme désespérée.

Maintenant, après avoir dit de notre mieux les splendeurs de la

  1. Fromentin, les Maîtres d’autrefois.
  2. Ibid.