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que l’on a pu tirer des manœuvres de la Méditerranée ; mais il est un fait qui a vivement frappé tout le monde : c’est l’impossibilité dans laquelle la plupart des torpilleurs se sont trouvés de suivre les cuirassés à la vitesse de 12 nœuds, par un temps cependant maniable.

Personne, en France, n’ignore aujourd’hui qu’un torpilleur est un petit bâtiment en acier de 70 à 150 tonneaux, auquel une machine de 700 à 1,700 chevaux donne, par calme, une vitesse de 20 nœuds au moins, et pourvu de deux ou trois tubes, suivant ses dimensions, pouvant lancer des torpilles Whitehead.

Trois jours d’eau et de charbon est son approvisionnement maximum. Ce pygmée, dont la faible taille constitue la seule défense, en le rendant difficilement reconnaissable, surtout la nuit, devient un ennemi redoutable s’il parvient à s’approcher d’un navire à moins de 600 mètres, limite extrême à laquelle il peut lancer sa torpille.

Il y a une dizaine d’années, la France ne possédait pour ainsi dire pas de torpilleurs ; on ne croyait pas à la possibilité de leur faire tenir la haute mer.

C’est à l’amiral Aube que revient le mérite d’avoir donné l’impulsion à la construction des torpilleurs.

Généralement, les idées justes qui se font jour entraînent leurs promoteurs au-delà des limites d’une sage mesure ; c’est ce qui s’est passé pour les torpilleurs.

Après avoir prouvé par d’audacieuses expériences que les torpilleurs pouvaient naviguer ou au moins tenir la mer, après avoir démontré les effets destructeurs d’une torpille Whitehead explosant sous la flottaison d’un cuirassé, on s’est laissé aller à conclure que le torpilleur était devenu l’arbitre des futures batailles navales. On en a fait l’arme des faibles, la marine de l’avenir contre laquelle ne pourrait tenir aucune flotte de haut bord.

Cette généreuse illusion ne devait pas durer : le torpilleur est un instrument redoutable, c’est vrai, mais c’est avant tout un instrument extrêmement délicat, exposé à des avaries fréquentes ; sa grande vitesse tombe au-dessous de 10 nœuds, c’est-à-dire diminue de moitié devant la moindre mer, et alors que les grands navires n’ont pas perdu un dixième de leur vitesse, le torpilleur, loin de pouvoir les attaquer, ne peut même plus les suivre. La torpille elle-même, si terrible quand elle atteint le but, est un projectile d’un tir encore aléatoire, beaucoup plus incertain que celui du canon. Dans les derniers combats livrés au Chili, on a vu deux avisos-torpilleurs de 700 tonneaux, l’Amiral-Condell et l’Amiral-Lynch, attaquer le cuirassé Blanco-Encalada qui était au mouillage et qui ne se gardait pas ; malgré des circonstances aussi favorables,