négligeait rien pour se faire beaucoup d’ennemis, et cependant il se plaignait d’en avoir, il leur reprochait leur injustice. — « Le monde, écrivait-il à un ami, est plein de préventions contre moi ; peu m’importe de les dissiper ; mais, le voudrais-je, je n’y réussirais pas. Pour le gros des hommes, je ne serai jamais qu’un athée, qu’un impie. » Il écrivait aussi à un musicien de ses amis : « Ne me traitez pas de notabilité ou de célébrité scientifique ; je ne suis, pour le moment du moins, qu’une vérité très déplaisante. » Quand on se plaît à fourrager les guêpiers ou les ruches, on doit s’attendre à être piqué ; quand on est un homme de guerre, on doit se résigner aux représailles et s’endurcir aux blessures. Jamais Proudhon ne s’est plaint des coups qu’il recevait ; il avait le plaisir de les rendre. Mais Feuerbach ressemblait fort peu à Proudhon. Il avait une âme et des nerfs de poète, et les poètes sont toujours malheureux lorsque, au lieu de composer des poèmes, ils ont le goût d’argumenter et l’ambition d’avoir des disciples.
Feuerbach s’est toujours plaint qu’on ne l’avait pas compris ; il ne se lassait pas de s’expliquer, et plus il s’expliquait, plus on s’obstinait à ne pas le comprendre. Il avait formé le projet d’écrire sa biographie ou du moins l’histoire de son esprit, en se montrant au monde tel qu’il se voyait. Mais il n’a pas terminé ce travail, qui ne lui plaisait qu’à moitié : soit fierté, soit pudeur, il lui en coûtait d’initier les profanes aux secrets de son âme. Les trop courts fragmens de ces mémoires inachevés ont leur prix. Mlle Léonore Feuerbach les a communiqués à un des disciples de son père, M. Bolin, qui vient de les publier en les accompagnant d’intéressantes notices et d’un copieux commentaire[1]. M. Bolin est un de ces disciples qui ne se permettent pas de discuter leur maître ; il s’est vainement appliqué à démontrer que Feuerbach ne se trompa jamais et fut toujours conséquent avec lui-même. Il a cru le grandir, il le diminue. Ce qui nous intéresse le plus en lui, ce sont précisément ses inconséquences. Ce grand iconoclaste, pour le définir d’un mot, était un homme d’une forte et ardente imagination, qu’il a employée à faire la guerre à l’imagination. C’est par là qu’il ne ressemble à personne.
Il était Bavarois, et il n’a guère quitté la Bavière. Qu’avait-il besoin de courir le monde ? Son imagination voyageait pour lui. Né en 1804, à Landshut, il fit ses études de gymnase à Ansbach, et dès l’âge de quinze ans, il crut découvrir en lui un goût prononcé, une irrésistible vocation pour la théologie. Ce goût, disait-il, lui était venu spontanément ; l’instruction religieuse qu’on lui avait donnée pour le préparer à sa première communion n’y était pour rien, le catéchisme l’avait
- ↑ Ludwig Feuerbach, sein Wirken und seine Zeitgenossen, mit Benutzung ungedruckten Materials, dargestellt von Wilhelm Bolin. Stuttgart, 1891.