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Moscou ; mais comme elle n’avait fait que passer comme un torrent, sans s’étendre sur les flancs, et que, depuis cette époque, la moisson avait été faite, le pays s’était un peu remis, et il suffisait d’aller à une ou deux lieues sur les côtés pour trouver une certaine abondance… Je me concertai donc avec plusieurs colonels pour organiser des maraudes armées, qui revenaient toujours non-seulement avec du pain et quelques pièces de bétail, mais avec des traîneaux chargés de viandes salées, de farine et d’avoine prises dans les villages que.les habitans n’avaient pas abandonnés…

Le 6 décembre, l’intensité du froid s’accrut infiniment, car le thermomètre descendit à plus de 30 degrés ; aussi cette journée fut-elle encore plus funeste que les précédentes, surtout pour les troupes qui n’avaient pas été habituées peu à peu à l’intempérie du climat…

Ce qui restait d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols, de Croates et autres étrangers que nous avions laissés en Russie, sauvèrent leur vie par un moyen qui répugnait aux Français : ils désertaient, gagnaient les villages à proximité de la route et attendaient, en se chauffant dans les maisons, l’arrivée des ennemis qui, souvent, n’arrivaient que quelques jours après. Car, chose étonnante, les soldats russes habitués à passer l’hiver dans des habitations bien calfeutrées et garnies de poêles toujours allumés sont infiniment plus sensibles au froid que ceux des autres contrées de l’Europe ; aussi l’armée ennemie éprouvait elle de grandes pertes ; c’est ce qui explique la lenteur de la poursuite.

Nous ne comprenions pas comment Koutousof et ses généraux se bornaient à nous suivre en queue avec une faible avant-garde, au lieu de se jeter sur nos flancs et d’aller nous couper toute retraite en gagnant la tête de nos colonnes ; mais cette manœuvre qui eût consommé notre perte leur devint impossible, parce que la plupart de leurs soldats périssaient ainsi que les nôtres sur les routes et dans les bivouacs, car l’intensité du froid était si grande qu’on distinguait une sorte de fumée sortant des oreilles et des yeux. Cette vapeur se condensant au contact de l’air retombait bruyamment sur nos poitrines comme auraient pu le faire des poignées de grains de millet. Il fallait s’arrêter souvent pour débarrasser les chevaux des énormes glaçons que leur haleine formait en se gelant sur le mors des brides.

Cependant quelques milliers de cosaques, attirés par l’espoir du pillage, supportaient encore l’intempérie de la saison et côtoyaient nos colonnes dont ils avaient même l’audace d’attaquer les points où ils apercevaient des bagages ; mais il suffisait de quelques coups de fusil pour les éloigner. Ces attaques partielles, qui en réalité faisaient peu de mal aux Français, ne laissaient pas que d’être fort