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l’intelligence d’exquises vertus sociales et familiales ? Non qu’il soit foncièrement méchant ou faux bonhomme, mais il accumule contre soi les apparences. A l’entendre, la réputation de Jean-Jacques n’aurait pas duré trente ans ; Voltaire est un lâche, un odieux Arétin, un Archiloque enragé qui a perdu le théâtre français ; ses deux poèmes épiques : une congestion et une indigestion de beaux et jolis vers ; et d’éreinter avec une féroce volupté toutes ses pièces, de rapporter les épigrammes qu’on lui décoche, de dénoncer ses petitesses ; ce qui ne l’empêche pas, après avoir exécuté Sémiramis, d’ajouter cet aveu : « Mais c’est du mauvais Voltaire, je n’en ferais pas autant, ni l’abbé Leblanc non plus. » Quanta Crébillon père, grand homme au théâtre, il est dans la société un très petit homme, bien servile, bien bas, sans mœurs, sans esprit[1], sans agrément dans son commerce. Mais, à propos de ce Catilina. qu’il mit vingt ans à composer, Collé reprenait plaisamment Crébillon fils, qui, selon sa coutume, raillait son père avec quelque méchanceté : « Il est bien ridicule à vous, monsieur, de plaisanter monsieur votre père, un homme de mérite, un grand homme qui a fait Atrée et Thyeste, qui a fait Rhadamiste, qui a fait, qui fait et qui fera toujours Catilina ! » Pour clore ce triste chapitre, Collé traite fort cavalièrement Louis XV, qui lui accorda une pension de 600 livres, récompense excessive d’une médiocre chanson, le comte de Clermont, qui le combla de prévenances, et il n’épargne guère le duc d’Orléans, qui se l’attacha comme lecteur aux appointemens de 1,800 livres après l’avoir enrichi[2] dans les sous-fermes, mais commit le crime impardonnable de ne pas lui continuer l’intérêt qu’il avait dans celles-ci ; donc ses autres bienfaits n’étaient qu’un leurre, on le pipait[3]. Aussi comme il regrette ses épîtres dédicatoires, car il n’aime pas louailler ! au reste, ces épîtres sont une espèce de récitatif obligé, et notre homme confessera que pensions et sous-fermes font que

  1. On peut du moins citer une spirituelle réponse de Crébillon à son médecin, qui, pendant une grave maladie, lui adressait cette étrange requête : — « Monsieur de Crébillon, si vous mourez, laissez-moi ce que vous avez fait de Catilina. » — Le poète repartit fièrement avec ce vers de Rhadamiste :
    Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?
  2. Un mot qui devait lui plaire beaucoup, c’est celui de Samuel Bernard à ce grand seigneur qui l’aborde en ces termes : — « Je vais bien vous étonner ; je ne vous connais pas et je viens vous emprunter 500 louis. — Je vous étonnerai bien davantage, repartit le financier, je vous connais et je vais vous les prêter. »
  3. « Le peuple de valets qui habitent Versailles, et il y en a ici beaucoup, a peur apparemment de manquer de maître. Les rois et les grands doivent nous être aussi indifférens que nous le leur sommes ; sans leur souhaiter ni bien ni mal, aimons-les autant qu’ils nous aiment, rien n’est plus équitable et ne sera moins gênant. » (Journal historique, t. Ier, p. 218.)