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plus qu’à demi ruinée. Bientôt on ne pouvait plus reculer ; M. de Serre, valétudinaire encore, arrivait pour défendre la loi, pour « monter à la brèche, » comme le disait M. de Richelieu, — et le combat s’engageait ! Rien de plus dramatique, de plus émouvant que cette discussion, où l’on sentait que l’esprit même et peut-être les destinées de la Restauration étaient en jeu. D’un côté les libéraux, représentés par Camille Jordan, M. Royer-Collard, M. Benjamin Constant, le général Foy, le général La Fayette, attaquaient passionnément l’œuvre ministérielle comme un attentat contre la charte, contre toutes les libertés, contre la société nouvelle. D’un autre côté M. de Serre, presque seul du gouvernement, malgré sa faiblesse, soutenait tous les assauts et trouvait dans son âme ardente assez d’énergie pour être sans cesse à la brèche, même pour résister à d’anciens amis comme M. Royer-Collard, quelquefois pour relever avec une éloquence pathétique les défis révolutionnaires de M. de La Fayette[1].

Entre les deux camps, M. de Villèle, préoccupé avant tout du succès, s’efforçait de maintenir ses amis. La duchesse de Broglie qui, dans ses notes familières, a peint parfois d’un trait si vif ces séances de la chambre, donne une singulière idée de l’ascendant de ce Toulousain devenu chef de parti. « Le côté droit n’a pas soufflé, écrivait-elle un jour… M. de Villèle surveillait son armée ; quand ils voulaient bouger, il leur faisait signe de se taire. Une fois il s’est levé et s’est appuyé sur le banc comme pour mieux considérer le champ de bataille. Le côté droit marche comme un seul homme. Ils ont au moins le mérite de sacrifier leur amour-propre à leur but. » A mesure que ces discussions se prolongeaient, elles ne restaient plus une simple affaire de parlement, elles se compliquaient d’émotions populaires, de collisions sanglantes des rues, d’agitations extérieures qui retentissaient jusque dans la chambre, d’altérations et d’incidens violens qui arrachaient à M. de Serre, épuisé par vingt-cinq jours de lutte, ce cri désespéré : « Si ça ne finit pas, je finirai. Je suis abîmé ! »

Le combat finissait par le vote d’une loi qui, même amendée et atténuée, pouvait passer pour une victoire du royalisme. Ce

  1. C’est au cours de cette discussion, une des plus mémorables des anciennes chambres, une « lutte homérique, » comme l’appelait le vieux duc de Broglie, que M. de Serre, rassemblant ses forces défaillantes, relevait un appel à l’émeute de M. de La Fayette par ces foudroyantes paroles : « Quand la guerre civile éclate, le sang est sur la tête de ceux qui l’ont provoquée. Le préopinant le sait mieux qu’un autre : il a plus d’une fois appris, la mort dans l’âme et la rougeur sur le front, que qui soulève des bandes furieuses est obligé de les suivre et presque de les conduire… »