dans leurs conversations privées de tous les jours, de tous les instans : « Si nous avons pu renverser M. Crispi et le remplacer, c’est surtout parce que sa politique hostile à la France avait été la principale cause de la crise dont le pays et le trésor souffrent, en provoquant, comme représailles, la fermeture du marché français. Nous ne demanderons rien à la France ; mais il est de son intérêt bien entendu de nous aider. Si elle s’y refuse, nous tomberons sous le poids de la démonstration que nous sommes aussi impuissans que M. Crispi à fermer les plaies qu’il a ouvertes ; et si nous tombons, c’est sa politique qui prévaudra ; c’est, par une réaction naturelle, sa personne même qui reviendra au pouvoir ; c’est un ennemi acharné de la France qui se retrouvera à la tête du gouvernement italien au moment où il s’agira de savoir si l’Italie doit continuer ou cesser d’être l’alliée des ennemis de la France. »
Ce raisonnement, très spécieux, méritait une sérieuse considération ; et il est peut-être regrettable que l’on n’y ait pas suffisamment pris garde en France. Que M. di Rudini et ses collègues fussent sincères ou non en le développant, il était fondé à plus d’un égard. Il est incontestable que sa guerre d’affaires avec la France a été pour beaucoup dans la chute de M. Crispi. En provoquant cette chute retentissante, l’opinion publique italienne faisait donc un acte d’alliance, — alliance de sentimens en attendant mieux, — avec la France. Cette alliance de sentimens aurait dû être soigneusement cultivée en France. Un acte de confiante amitié, sur le terrain financier, aurait pu beaucoup pour achever de gagner l’opinion italienne à l’idée de la dissolution de l’alliance germanique, et alors de deux choses l’une : ou les nouveaux ministres italiens étaient sincères dans leurs protestations amicales envers la France, et la force de l’opinion leur venait en aide contre les pressions en sens germanique qu’ils pouvaient avoir à subir soit du dedans, soit du dehors ; ou bien, — chose que je ne veux indiquer qu’à titre de simple hypothèse, — ils n’étaient pas sincères, et ils devenaient dupes de leur propre jeu. Dans ce cas, c’était cette même force de l’opinion qui faisait pression sur eux comme sur tous autres et les exposait au péril d’une chute aussi profonde que celle de M. Crispi s’ils consentaient à se faire les continuateurs de sa politique d’alliances. Notons, en faveur de cet ordre d’idées, que, dans ces jours-là précisément et grâce à l’habileté de M. Luzzatti et de ses collègues, la finance française, sans s’en douter pour ainsi dire, allait être appelée à fournir d’importantes ressources au trésor italien. C’était une ingénieuse combinaison de M. Luzzatti, lui permettant de réaliser 145 millions de titres de rente, somme plus que suffisante au paiement du coupon à l’étranger. Ces titres, achetés à Rome par des banquiers allemands, étaient revendus par ceux-ci à la Bourse de