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assez naïf pour croire que son épée suffirait à arrêter les partis prêts à en venir aux mains. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, si dans ces événemens Changarnier avait des illusions, il mettait dans sa conduite autant de droiture que de désintéressement, qu’il prétendait rester « l’homme de l’ordre et de la loi, » et que le jour où il était frappé par le 2 décembre, il bravait l’exil avec une dignité fière.

Il sacrifiait tout, même ce qu’il avait de plus cher, sa position dans l’armée, plutôt que de paraître sanctionner par le serment qu’on lui demandait le coup d’État de la force. Il subissait la condition des vaincus, acceptant la pauvreté sans se plaindre, opposant à tout une sérénité hautaine, étranger aux intrigues, fidèle au pays. Ce n’est qu’après bien des années qu’il rentrait en France à la suite d’une amnistie sans condition. Il n’avait jamais oublié qu’il restait de la famille militaire, et lorsque la guerre de 1870 était déclarée, il n’avait pas hésité à demander un commandement : on le lui avait refusé ! Aux premiers désastres, il ne se souvenait plus des refus qu’il avait essuyés, il allait droit au drapeau, au camp de Metz ; il se présentait à l’empereur pour servir en volontaire, et c’est en volontaire qu’il s’enfermait à Metz avec nos soldats, partageant leurs misères, leurs derniers combats, la douleur de la capitulation, respecté par ses anciens lieutenans d’Afrique qui revoyaient en lui le chef de leur jeunesse fait pour les commander. Il renouait avec l’armée par la souffrance supportée en commun. Le soldat se retrouvait en lui jusqu’au bout, et c’est le soldat d’un autre temps, inaccessible aux défaillances, qui méritait surtout d’être remis en honneur dans un intérêt militaire, pour l’instruction des armées.

Ces jours sont passés pour l’Europe comme pour la France, et depuis vingt ans, depuis cette guerre de 1870, où Changarnier figurait pour la dernière fois, bien des événemens se sont succédé ; bien des transformations de tout ordre, lentement préparées, décidées ou précipitées au dernier moment par des circonstances imprévues, s’accomplissent ou sont en train de s’accomplir : témoin cette sorte de drame international qui se déroule depuis quelque temps à la surface du continent où toutes les puissances, et la France et la Russie, et l’Angleterre et l’Allemagne et l’Autriche, ont leur rôle, où toutes les positions semblent changées.

Il est certain que la visite de l’escadre française à Cronstadt et à Portsmouth, cette visite devenue désormais historique, a créé ou dévoilé de nouveaux rapports, qu’elle a eu des effets destinés sans doute à se prolonger ; elle a été comme un coup de théâtre retentissant dans les affaires de l’Europe, et sans prétendre diminuer la signification des entrevues que d’autres souverains peuvent avoir entre eux, on ne peut pas vraisemblablement attacher la même importance à la rencontre récente de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur d’Autriche à Schwarzenau,