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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/619

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mènent en apparence et bouleversent les affaires terrestres, ne sont que de modestes figurans; les vrais héros du drame, ce sont les puissances du bien et du mal, « les esprits malins » qui se disputent l’humanité depuis les jours du paradis terrestre. C’est pourquoi Glaber n’aperçoit point les grands ensembles historiques ; la portée et la continuité de l’œuvre des hommes demeurent en dehors du champ de sa vision ; trop attentif aux symptômes qui marquent l’intervention des êtres de l’autre monde, il néglige d’observer les passions, les intérêts ou les calculs qui sont le ressort de l’histoire ; les caractères individuels que retraçait jadis, d’une façon si dramatique, Grégoire de Tours, ne l’intéressent point ; les raisons d’être de la communauté politique lui échappent ; il n’a la notion claire ni de la chrétienté, ni de l’Empire; le patronage parfois très lourd des empereurs saxons sur les papes les plus étranges que l’Église ait connus n’arrête point sa réflexion plus que les querelles des comtes d’Anjou contre la maison de Blois ou la conquête de la Bourgogne par les Capétiens. Il ne se soucie même pas de précision géographique : il confond, sans fausse honte, la Lorraine avec le pays des Grisons ou la Bavière. Il compose comme peignaient les primitifs : pour lui, toute chose est au premier plan ; il reproduit les faits secondaires avec un détail aussi minutieux que les événemens les plus graves. A peine a-t-il commencé l’histoire d’Otton Ier et des invasions sarrasines en Europe, qu’il se détourne pour nous conter la mésaventure « du bienheureux père Mayeul, » qui, revenant d’Italie, fut arrêté au passage des Alpes par une bande de ces païens. Le saint moine faillit mourir de faim ; il eut la douleur de voir un de ces mécréans marcher sur sa bible; mais Dieu voulut que les compagnons de l’impie, pris d’un accès de fureur, lui coupassent le pied. Cette édifiante histoire permet à Raoul de sauter brusquement au règne d’Otton II. Plus loin, à propos d’une baleine qui passa au large de Dieppe et effraya les riverains, il se rappelle la légende de saint Brandan. Le moine irlandais, naviguant d’île en île avec ses frères, campa un soir sur le dos d’un monstre marin ; après souper, comme les pèlerins dormaient, la bête énorme s’ébranla et prit sa route vers l’Orient. Saint Brandan rassura son monde en se félicitant d’avoir trouvé un navire marchant sans voiles ni rames, et les doux cénobites allaient ainsi, sur une mer d’azur, en chantant des psaumes. Un jour, ils touchèrent à une île merveilleuse, ombragée d’arbres immenses et tout remplis d’oiseaux multicolores : il y avait des moutiers dans l’île, où tous les moines étaient des saints. Les joies que goûta Brandan en ce lieu furent si suaves que Glaber ne peut s’empêcher d’en fixer complaisamment le souvenir, tel qu’une miniature de missel, entre la fondation de la dynastie des Capets et