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que lui inspire le spectacle de l’histoire. Il a l’âme en deuil, et cependant il ne manifeste jamais le désarroi moral de Glaber. Les signes du ciel, les violences de la nature ne le troublent point, car il est astronome et physicien : il ne voit le diable ni au pied de son lit, ni derrière le crucifix de son autel, car il est d’une religion trop noble pour partager sa conscience entre Jésus et Satan. Il est de ces hommes, très rares encore au Xe siècle et qui, plus nombreux à partir du XIIe, ont arraché le moyen âge à l’état d’enfance où il retombait, à la barbarie montante où il s’engouffrait, de ces grands chrétiens dont « la foi cherchait l’intelligence » et la trouva toujours, qui ont soutenu en même temps le christianisme et la civilisation. Il parle souvent de la fortune et de ses caprices méchans. Là où le moine de Saint-Bénigne apercevait soit la fureur de Dieu, soit la malice du démon, le futur Silvestre II ne reconnaît que les accidens imprévus des choses, l’effet désordonné des passions humaines, des épreuves plus fortes que la volonté du sage, auxquelles il convient que le sage s’accommode. Il s’applique à lui-même la maxime de Térence : « Si ce que tu veux ne se peut faire, ne souhaite que le possible. » Il compare sa destinée à un navire que le vent pousse sur une nier orageuse sans qu’aucun port soit en vue; mais il se tient, avec un calme superbe, à la barre de ce navire, et, si affreuse que soit la tempête de son siècle, il sait bien que, chaque fois qu’il le voudra, il rentrera, pour s’y abriter, dans l’un de ces deux refuges, dont l’espérance le console et vers lesquels il gouverne toujours. Dieu et l’empire. Si l’Église latine chancelle, si Rome déchire l’Évangile, le cœur de Gerbert en appelle à Dieu des iniquités ou des folies de ses ministres. Il écrit à l’archevêque de Sens, quatre ans avant de monter lui-même au trône pontifical : « On dit qu’à Rome il y a quelqu’un qui justifie ce que vous condamnez et qui condamne ce que vous trouvez juste. Et moi je dis qu’à Dieu seul, et non pas à un homme, il appartient de condamner ce qui semble juste et de justifier ce que l’on regarde comme mauvais... Est-ce que le jugement de l’évêque de Rome est supérieur au jugement de Dieu? Mais le premier évêque romain, prince des apôtres, nous crie : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Et si la papauté est frappée pour un temps de déchéance, ne reste-t-il pas à la chrétienté, pour s’y appuyer, une colonne que Gerbert croit inébranlable, l’empire? Là est sa religion politique. Il a la foi impériale aussi vive qu’un gibelin de l’époque de Dante. Pour lui, l’empire est une réalité d’ordre théologique, car César est, au même titre que le successeur de saint Pierre, le diacre de Dieu. Le serment qu’il a prêté jadis à Otton Ier, « de divine mémoire, » il le confirme à la fois entre les mains d’Otton II,