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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/68

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rouge ou en bleu et une gourde faite d’une petite courge séchée. En plus de cette sorte d’appareil de sauvetage, la ceinture porte encore une grosse gourde de rhum à droite ; deux cartouchières en peau de bœuf, une devant, une derrière ; un couteau retenu par une coquille percée ; un flacon à poison à gauche et une petite bouteille d’huile pour graisser les armes. Le but primitif de cette fameuse ceinture est de retenir un pagne gros bleu à impressions jaunes qui, pour le moment, sert d’éventail à son propriétaire : — Tel est le harnais de guerre de Hédé, dit Papillon, chasseur d’éléphans.

Or sous ce harnachement de saltimbanque en rupture de baraque, qu’il porte avec une majestueuse fierté, Papillon parle couramment le français, l’anglais, le portugais, tous les idiomes de la côte ; a vu le Congo, les établissemens hollandais, Konakry, le Sénégal, est venu comme chauffeur à Bordeaux, est resté six mois à Paris comme garçon épicier, s’est rembarqué à Marseille et prend aujourd’hui sa retraite au fond de la brousse de San-Pedro !

Singulière destinée ! et quelles étranges comparaisons ce noir a dû faire entre les bienfaits de la civilisation et les charmes de sa sauvage liberté. Il est à croire que dans son esprit la civilisation a eu tort, puisqu’il est revenu à San-Pedro ! ..

Malheureusement Papillon parle peu, il a contracté dans sa brousse des habitudes de mutisme et de longues extases qui font sa conversation très lente et coupée de silences interminables, je n’ai pu, à mon grand regret, recueillir ses impressions psychologiques.

Ce qu’il m’a conté, par exemple, et avec des yeux brillans qui montrent à quel point il a la passion de son métier de chasseur, c’est comment les noirs chassent l’éléphant.

Leur procédé n’a pas l’intérêt des splendides chasses de l’Inde, il est d’une remarquable simplicité, très long, très fatigant et très peu lucratif.

L’éléphant, quand il n’est pas dérangé, — ce qui dans ces forêts parfaitement vierges est assez fréquent, — est, paraît-il, l’animal le plus routinier et le plus maniaque du monde. Il se trace une petite règle de conduite, se fait un petit tableau de travail bien régulier et n’y déroge jamais. Aux mêmes heures, il va par le même layon boire au même marigot ; bref, qui a vu la journée d’un éléphant vivant paisible connaît sa vie entière. Et sa nourriture ? Papillon ne m’a rien dit là-dessus. C’est le hasard et non l’instinct, comme s’en vantent quelques noirs, qui fait tomber le chasseur dans le cercle où se déroule l’existence tranquille d’un de ces pachydermes à mécanique… Dès que l’homme a trouvé sa piste, il se cache au voisinage et observe longtemps. Il faut, pour