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Pour le moment, j’ignore où je suis ; nous mourons de faim, mes hommes grelottent la fièvre, il faut revenir, d’autant que Quiquerez doit arriver à ma cataracte vers le 21 mai.


Du dimanche 17 mai au jeudi 21 mai.

Retour. — Retour lugubre ; le moral s’en va, nous ne parlons plus, nous nous traînons sous cette pluie diluvienne, sans courage, sans forces. La route est plus facile pourtant, déjà foulée, mais nous sommes si fatigués, et puis ces nuits dans l’eau, c’est dix ans de notre vie que nous laissons là.

Le jeudi soir, tout à coup, nous entendons venir quelqu’un sous bois. Tous nous nous arrêtons avec un gros battement de cœur,.. c’est un des hommes que j’ai laissés à la chute d’eau qui vient tout ému, tout essoufflé, me conter que « le lieutenant est attaqué sur la rivière par des noirs et ne peut pas débarquer. »


Vendredi 22 mai.

Toute la nuit nous avons couru presque sans avancer ; je retiendrai cette course de nuit dans la brousse sans oser parler, à tâtons. Et le lendemain, à l’aube, nous trouvons Quiquerez à terre, avec tous ses bagages débarqués, qui nous raconte qu’au moment où il tournait le dernier coude, à 200 mètres de la chute d’eau, une dizaine de noirs, absolument nus, avec des raies jaunes et vertes peintes sur tout le corps, sont apparus sur la berge, à pic en cet endroit ; ils ont crié, gesticulé quelques secondes, puis ont déchargé leurs fusils, de longs fusils à pierre au bois rouge, dans la direction de la pirogue, sans toucher personne, et se sont sauvés pendant que les Sénégalais ripostaient comme des affolés, hachant la brousse de coups de fusil cinq minutes encore après leur disparition.

Quand, à force de menaces et de coups, le feu a cessé, Quiquerez a lancé ses hommes à la recherche de ces Pains, avec ordre de ramener tout ce qu’on pourrait capturer. Après deux heures de battue, les noirs sont revenus, ramenant les trois hommes que j’avais laissés là, à moitié morts de peur, et n’ayant trouvé aucune trace des cannibales.

Ils ont en effet, ces Pains, les trois cicatrices verticales qui distinguent les Bambaras du Sénégal, mais nous avons des Bambaras dans notre escorte et ils n’ont rien compris à leurs cris. — Qu’est-ce que cette peuplade ? comment ces hommes apparaissent-ils et disparaissent-ils ainsi comme des diables ? où vivent-ils et de quoi vivent-ils ? autant de problèmes insolubles.