Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est venue s’échouer là sur le sable du tournant ; il pleure comme un enfant.

Mamadou m’expose le danger de rester seul et je gagne l’autre bord un bras autour de son cou et l’autre attaché avec un mouchoir à un manche de pagaie qui forme attelle.

Tout est perdu !

Nous n’avons plus ni un fusil, ni un vêtement, ni rien, rien… C’est navrant. Toute la soirée se passe, jusqu’à la nuit, à plonger dans ce courant sauvage pour chercher, pour sonder… rien ! Quand la nuit vient, nous nous serrons les uns contre les autres, personne ne parle, il pleut plus fort que jamais. Où sont les Païns, pourquoi ne nous ont-ils pas encore attaqués ? S’ils reviennent, c’en est fait de nous. Et nous sommes là, sur cet étroit banc de sable, adossés à notre pirogue renversée, l’œil fixe, essayant de pénétrer du regard cette terrible forêt, frémissant au moindre bruit !

Tout à coup Quiquerez se plaint du froid, de la fièvre. Je m’approche de lui, il est effrayant, il grelotte, il a les yeux effarés ; nous le couchons sur le sable mouillé, n’ayant pas même une couverture pour l’abriter. Le délire le prend, un délire fou. Il veut marcher, et les six tirailleurs pendus après lui peuvent à peine le recoucher. Nous le massons de notre mieux, rien ne peut le réchauffer ; les extrémités deviennent noires. Jamais je ne n’ai vu de fièvre algide, cette terrible fièvre pernicieuse dont on parle tant, un moment j’ai cru que c’était le choléra qu’avait Quiquerez. Peu à peu il s’est calmé, il s’est alourdi, il m’a dit encore : « Prépare-moi un peu de quinine. Ça se termine par un mal de tête épouvantable au réveil. » Et puis très doucement il s’est endormi… une heure après, il était mort !

S’il est dans l’existence des explorateurs des momens difficiles, où tout croule, où tout se brise, ceux que je viens de passer peuvent compter parmi les plus affreux.

En une soirée, j’ai perdu un camarade dont deux mois de vie et de souffrances communes avaient fait un frère pour moi ; je l’ai vu mourir, sans pouvoir rien contre son mal, sans pouvoir même l’abriter de la pluie et lui tendre un verre d’eau, sans un secours religieux, sans une prière ; j’ai perdu cette pacotille, notre seule fortune, que nous avions défendue avec tant de soins contre la mer, contre le sable, contre la pluie ; j’ai perdu toutes mes armes, il ne nous reste que mon couteau de poche, et nous sommes entourés d’ennemis, sans défense et sans courage.

Et j’ai maintenant, groupés autour de moi par un sentiment de terreur commune, ces seize malheureux qui me restent. Ils ont