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naïf pénètre ce monde, entoure les héros d’animaux bienveillant qui les aident dans leurs entreprises, leur permette de se transformer eux-mêmes : ici, dans le lai de Tyolet, c’est un grand cerf qui se transfigure en chevalier ; là, dans Guingamor, un sanglier blanc, poursuivi par un chasseur, le conduit jusqu’à une tour d’argent et d’ivoire où il vit trois siècles fortunés, comme s’il avait vécu trois jours ; ou bien, comme dans le lai d’Yonec, c’est un chevalier qui prend la forme d’un autour et qui s’en vient, semblable à l’oiseau bleu de la comtesse d’Aulnoy, visiter une jeune femme dans son donjon, jusqu’au jour où il se déchire et se perce le cœur aux pointes de fer dont une main jalouse a hérissé la fenêtre. L’un des caractères de ce merveilleux, c’est que le moyen âge ne connaît pas le besoin que nous éprouverions de reculer le sortilège vers des temps fabuleux ni vers des paysages ignorés. C’est dans des pays très déterminés, connus de tous, à Nantes, au Mont-Saint-Michel, que jaillissent tout à coup des sources-fées, que s’élèvent soudain des forêts hantées. Les héros ne dépouillent pas le costume ni les manières du temps. L’irréel et le réel se confondent, et la limite reste indécise. De même, dans les contes populaires, les paysans placent volontiers sous la chênaie prochaine, dans le pré du voisin, dans telle ferme qu’ils nomment, la scène des plus irréelles merveilles. Le lai de Lanval peut être donné comme le type de ces récits surnaturels : un pauvre chevalier, Lanval, s’est couché dans un pré. Deux demoiselles viennent vers lui et l’appellent de la part de leur maîtresse. Il les suit jusqu’à une tente d’étoffe si riche que les trésors de la reine Sémiramis ou de l’empereur Octavien n’en auraient pu payer l’un des pans. Là, une fée l’attend, plus blanche que fleur d’épine : « Lanval, c’est pour vous que je suis sortie hors de ma terre ; je suis venue de bien loin vous quérir ! » Elle lui donne son amour ; mais si jamais il parle d’elle à nul homme vivant, elle sera perdue pour lui, à toujours. Lanval jure le secret, et soudain le voilà riche. « Lanval donnait les riches dons, Lanval rachetait les prisonniers, Lanval habillait les jongleurs, » et, au premier désir qu’il formait, toute à son commandement, son amie s’en venait, invisible, en ses bras. Or la femme du roi Arthur s’éprit d’amour pour Lanval et le lui déclara. Il la repousse ; elle le raille. Alors, dans sa colère, il laisse échapper cet aveu : « Celle que j’aime et que j’ai pour amie est telle que la plus pauvre de ses chambrières vaut plus que vous, dame reine, pour la beauté, pour le charme, pour la bonté. » Il a oublié son serment : il a parlé. Quand il appelle la fée, elle ne paraît plus. Cent fois il lui demande merci et qu’elle parle à son ami. Il maudit son cœur et sa bouche ; mais la fée ne revient pas. Cependant la reine s’est plainte à son mari d’avoir été