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semblent n’avoir d’autre valeur que celle d’un procédé mnémotechnique. Aucune splendeur dans le style, aucune passion dans le récit, rien que la grâce d’une émotion très faible, à fleur de peau. Mais aussi, nul bavardage, nulle rhétorique : une langue agile et fine, dont la gracilité même n’est pas sans charme. Elle s’arrête sur le seuil de l’art. Elle verse une délicate petite source de poésie, limpide et menue comme ces fontaines où se baignent les fées de ses contes :


La fontaine est et claire et belle ;
D’or et d’argent est la gravelle…


Oui, cette littérature est proprement féminine. Denys Pyramus nous atteste que les lais de Marie « soleient aus dames plaire ; volontiers les oënt, et de gré, » On a remarqué que Chrétien de Troyes nous montre toujours des femmes, jamais des hommes, occupés à lire ses romans. Les contes bretons durent plaire aux grandes dames du XIIe siècle, par ce double caractère que nous y avons marqué : d’abord, par cet appel au surnaturel, par ce ravissement vers un monde irréel ; puis, par leur sentimentalisme un peu mièvre. Tel le lai de Laustic. Ce sont deux amans, d’ailleurs innocens, que surveille un vieux mari. Pourquoi la femme passe-t-elle des soirées entières accoudée à sa fenêtre ? C’est, dit-elle, qu’elle veut entendre un rossignol qui chante délicieusement. Le mari fait donc prendre à la glu le chanteur et le jette sur le sein de sa femme, qu’il tache des gouttelettes de son sang. La dame prend « le corps petit, » l’enveloppe dans une pièce de samit qu’elle brode d’or, et envoie l’oiselet à son ami, qui lui fait faire un petit cercueil d’or et de pierres fines, précieux comme un reliquaire[1]. — Les grandes dames de l’époque durent prendre plaisir à ces légendes bretonnes, où leurs semblables se montraient tendres et faibles, plus encore qu’à ces chansons des troubadours, où elles se laissaient adorer, impassibles. Les cours ne se tenaient qu’aux grandes fêtes ; les femmes paraissaient rarement en société, et la vie de château devait être une vie de solitude et d’ennui. Dans un des lais de Marie de France, celui d’Yonec, une jeune dame s’ennuie, enfermée avec ses servantes, et soupire, « au mois d’avril entrant. » Elle rêve aux a aventures de Bretagne. » — « J’ai souvent ouï conter, dit-elle, que l’on trouvait jadis en ce pays des aventures qui délivraient

  1. Projetez sur cette légende sentimentale un rayon de gauloiserie ; vous en aurez la parodie spirituelle et ordurière. Ce sera la nouvelle de Boccace (Décaméron, V, 4), ce sera le Rossignol de La Fontaine.