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LA MADONE DE BUSOWISKA.

venaient en villégiature dans les montagnes. Il y avait déjà plus de dix ans que la pauvre femme, devenue veuve, avait remplacé son mari dans ces fonctions.

Elle s’était mariée sur le tard, et deux ans à peine après la naissance de son petit Wasylek, son mari était mort subitement, ne lui laissant rien qu’une cabane dont le toit de chaume s’effondrait, et un lambeau de jardin pierreux où coulait une source ombragée d’un poirier, si vieux qu’il y avait beau temps qu’il ne portait plus de fruits.

La tâche de Nasta consistait à courir chaque jour à la poste pour en rapporter le courrier. Cette rude corvée lui était payée deux florins d’Autriche, par mois, c’est-à-dire cinq francs à peu près ! Elle quittait sa maison dès l’aube, mettait deux heures pour aller et autant pour revenir, et travaillait aux champs le reste du jour. L’été, tout cela était facile, les journées étaient longues et elle pouvait être rentrée bien avant midi ; mais l’hiver, par les grandes gelées, c’était dur, la poste était en retard, et il fallait souvent se frayer un passage à travers des amoncellemens de neige, car, de ce côté-là des Carpathes, l’hiver est très rigoureux. Mais tant que l’enfant avait vécu, qu’importaient à Nasta la rigueur de l’hiver et les dures corvées !

Un jour, une épidémie terrible s’était abattue sur les enfans du village, leur gorge enflait, et deux jours après, ils n’existaient plus, si bien que dans la paroisse de Busowiska, autant d’enfans de douze ans, autant de petits tertres au cimetière, bêchés par le vieil Arsène. Un an juste, à pareille époque, Nasta revenait de ses courses quotidiennes, quand, parvenue au pied de la montagne, où le gamin avait coutume de l’attendre en paissant ses brebis, elle ne l’y trouva pas. Un horrible pressentiment l’étreignit à la gorge, et comme une folle, elle courut à sa cabane. Wasylek était là, en effet, couché sur le poêle de maçonnerie, enveloppé de la vieille touloupe de son père. Ses yeux ronds étaient tout grands ouverts, et il regardait fixement d’un air très étonné les solives du plafond, sans doute, afin le surlendemain de n’avoir plus à s’étonner de rien... Jusqu’à cette heure noire, Nasta n’avait rien envié à personne, elle se sentait heureuse comme une souveraine, sa cabane, sombre et effondrée, lui faisait l’effet d’un palais superbe, le vieux poirier était un verger riant, et la source une douce musique qui ne cessait de chanter ; mais dès l’instant où Wasylek fut couché au cimetière, le soleil s’obscurcit pour la pauvre femme, sa misérable cabane lui apparut désolée, son verger aride... et sa source murmurante se transforma en plainte si lamentable, que souvent, la nuit, elle avait envie de l’aller détourner, afin de ne plus entendre son perpétuel sanglot.