Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Méhémet-Ali avait ainsi fécondé l’Égypte et lui avait ouvert la source de richesses, inépuisables, pouvons-nous dire avec raison, à en juger seulement par la merveilleuse facilité avec laquelle elle supporte, aujourd’hui, les lourdes charges de sa situation financière, née, après lui, de dissipations vraiment pharaoniques. De ces richesses, Méhémet-Ali prit sa part ; ce fut celle du lion. Mais, dès ce moment, il disposait de ressources suffisantes pour assurer la défense du pouvoir qu’il s’était attribué, et dont les allures indépendantes inspiraient déjà, à Constantinople, une jalousie et une défiance que l’événement devait pleinement justifier.

Comment y avisa-t-il ? Par quels procédés est-il parvenu, dans un pays qui ne lui en offrait aucun élément, à constituer sa puissance militaire ? Méhémet-Ali avait gardé le souvenir de la solidité d’une force organisée ; il l’avait subie à Aboukir et dans toutes les rencontres des Turcs avec les Français ; son orgueil et son patriotisme en avaient souffert. Si peu préparé qu’il fût à juger des causes par leurs effets, la nature l’avait trop bien doué pour qu’il lui fût difficile de dégager, sous les lumineuses inspirations de son âme ambitieuse, la principale raison de l’infériorité et des défaites des corps irréguliers dans les rangs desquels il avait combattu ; ne prenant conseil que de lui-même, avec son esprit ouvert à toutes les innovations utiles, devançant le sultan dans cette entreprise, il résolut, dès qu’il eut déblayé le terrain autour de lui, de substituer une armée régulière au recrutement des bandes de mercenaires qu’il entretenait à sa solde. Plusieurs essais avaient été faits, qui étaient restés infructueux, quand des officiers européens, que le rétablissement de la paix, en 1815, rendait disponibles, vinrent lui offrir le concours de leur expérience. Dépourvu de tout préjugé, il les accueillit avec empressement, et ce fut un Français qui devint le principal initiateur de la future armée égyptienne. M. Sève, plus connu sous le nom de Soliman-Pacha, avait fait les dernières campagnes de l’empire, et servi, en qualité d’aide-de-camp, auprès des maréchaux Ney et Grouchy. « Il a beaucoup lu, beaucoup étudié, a dit de lui, dans ses Mémoires, le duc de Raguse après un voyage en Égypte, et il a fait, ajoute-t-il, les plus heureuses applications de son savoir et de ses méditations… Il a deviné la grande guerre et il l’a faite en Syrie avec succès. » Les débuts cependant furent laborieux et non sans périls. Il dut tout créer, tirer une armée du néant. Avant d’instruire des soldats, il lui fallait s’entourer de collaborateurs, former, sinon des officiers, du moins des chefs exercés au commandement. Méhémet-Ali entretenait, pour sa garde, un groupe de jeunes Circassiens ; il en confia un certain nombre à M. Sève. Sous la main ferme et vigilante de leur instructeur, ils devinrent le noyau des nouvelles