Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grand nombre au joug du dogmatisme, en se réservant la liberté comme un privilège pour lui et pour ses amis. Il estime que la vérité est une, et il a raison ; mais il a tort peut-être d’oublier que la nature humaine, est double, et que, par conséquent, une doctrine double s’impose aux religions. Cette duplicité n’est pas un pur accident ou une ruse de prêtres, un rideau prestement tiré entre le sanctuaire et le corps du temple pour masquer à la foule pieuse l’incrédulité du célébrant. Toute religion a son ésotérisme aussi bien que son exotérisme ; toute religion est un symbolisme, et tout symbole est double, s’il n’est triple. Depuis Platon nous avons perdu le sens des mythes, et nos penseurs traitent brutalement de mensonges ces poétiques images du vrai, plus suggestives, plus profondes que des démonstrations scientifiques : pressentimens merveilleux d’un avenir entrevu par éclairs ou vagues réminiscences d’un temps où le ciel parlait à la terre. Il est difficile de faire raisonner l’homme de prière ; il est impossible de faire prier l’homme d’étude. Et pourtant ce monde-ci serait abominable si la vérité n’était visible ou accessible qu’à l’un de ces deux hommes. « Dieu, a dit saint Ambroise, n’a pas permis à l’homme de faire son salut par la dialectique. » M. Morley, au contraire, pense que l’homme n’a rien à espérer que des lumières de la raison. Voilà les deux absolus en présence. Lequel a raison ? On souhaiterait que tous deux eussent tort, que la dialectique et la prière fussent non des parallèles, mais des rayons qui se couperaient en Dieu.

Un grand écrivain rêvait une croix sur la tour Eiffel. M. Morley, lui aussi, a senti la nécessité de donner un couronnement à l’édifice scientifique dont notre génération a été le prodigieux architecte, et il a, dans la dernière partie de son livre On compromise, vaguement esquissé la religion de l’avenir telle qu’il la pressent. Il nous fait entrevoir « la légende de la Pitié s’incarnant dans quelque nouvel et plus large évangile » dont le christianisme épuré aura fourni les matériaux, car la foi des âges scientifiques sortira de la foi actuelle comme celle-ci est sortie de la foi juive. Mais, de même que le christianisme s’est détaché violemment du judaïsme, ce sera aussi parmi les luttes et les déchiremens que sera enfantée la religion nouvelle. « Elle n’apportera pas la paix, mais le glaive. » Maudite par sa mère, elle lui fera la guerre sans merci.

C’était, en somme, un livre très franc, un peu rude, médiocrement conciliant, impérieux comme une mise en demeure. La bonté de M. Morley n’était pas accompagnée de douceur ; sa pitié même, tombant de trop haut, pouvait blesser. Le livre fut très remarqué, très lu ; il a donné à l’Angleterre pensante une secousse salutaire. Il a réveillé ceux qui dormaient au bord de l’abîme, troublé dans leur quiétude ces élégans agnostiques de l’Église établie qui