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avant, tout reste au même point. Le déjeuner de Monza, en dépit de tout le bruit qu’il a provoqué, n’est qu’un incident sans cause et sans effet ; il ne change sûrement rien dans les affaires du monde, parce que, s’il y a aujourd’hui en Europe un certain état, un certain ordre nouveau de relations, une certaine répartition plus visible, plus précise des influences, c’est la suite de la force des choses et des événemens.

C’est la force des choses qui a décidé la situation nouvelle en conduisant deux des plus grandes puissances, isolées jusqu’ici, à une entente qu’on peut croire à peu près réalisée désormais. La triple alliance a été pendant quelques années, sous la lourde main de M. de Bismarck, une combinaison pesante pour l’Europe. Le rapprochement de la Russie et de la France a été une autre combinaison dégageant l’Europe d’une prépondérance onéreuse, irritante, rétablissant l’égalité des forces pour la protection de la paix publique, et ce n’est pas un déjeuner italien qui peut modifier l’œuvre des circonstances. Ce qu’il y a de plus vrai, après tout, c’est ce qu’a dit il y a quelques jours déjà le chancelier d’Allemagne, M. de Caprivi, qui, prenant galamment son parti, parlant avec une singulière liberté d’esprit, voyait dans l’entente franco-russe le rétablissement de l’ancien équilibre continental. C’est ce que disait il y a peu de temps à Marseille M. le président du conseil de France, lorsqu’il assurait que la paix ne dépendait plus seulement des autres, qu’elle dépendait aussi de nous, de notre sagesse libre et éclairée. C’est le langage que tenait ces jours passés encore M. le ministre des affaires étrangères Ribot en signalant sans jactance, sans faux orgueil, le rapprochement de la France et de la Russie comme une garantie de plus pour la sécurité européenne. C’est l’œuvre de la puissance des choses contre laquelle ne peuvent rien pour le moment, on peut le croire, les petits incidens de Monza ou d’ailleurs.

Tout ce qui touche à la diplomatie, aux alliances, aux rapports des peuples a sans doute une importance de premier ordre, puisque de là dépend la paix universelle, extérieure, la paix des gouvernemens et des armées. Il y a cependant aujourd’hui une autre paix qui n’est pas moins utile et qui n’est pas plus facile à défendre ou à maintenir : c’est la paix sociale intérieure, la paix dans le monde du travail, entre les classes, entre patrons et ouvriers, — et cette question nouvelle, redoutable, elle s’agite dans tous les pays, en Allemagne aussi bien qu’en France, en Allemagne peut-être encore plus qu’en France. Il est certain que le socialisme allemand, qui est censé résumer toutes les revendications ouvrières, a fait, depuis la fondation de l’empire, d’étranges progrès dans le pays et dans le parlement ; il obtenait de nouveaux succès récemment encore dans des élections. Il est arrivé à être une force avec laquelle l’empereur lui-même s’est cru obligé de compter. Contenu pendant quelques années par les lois de répression