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langue change à peu près de tribu à tribu, et elle se modifie d’une génération à l’autre.

On a prétendu, non sans vraisemblance, que les enfants sont les premiers auteurs des changements de phonétique, car il s’établit, à titre de compromis, dans chaque maison, entre grands et petits une sorte de sabir. Ces embryons de langues n’ont chez nous aucune chance de durée, parce que l’action individuelle est annulée par le grand nombre, comprimée par l’école, neutralisée par la vie publique. Mais dans les petites agglomérations, ces variations, favorisées par les circonstances, peuvent donner naissance à des dialectes. De là vient sans doute la prédilection du linguiste pour les patois. On y voit ce qui a été improprement appelé la vie du langage comme en raccourci et à découvert. Les faits se succèdent d’une allure autrement libre et rapide que dans les langues littéraires. Par celles-ci, nous entrons en communication, non seulement avec nos contemporains, mais avec nos ancêtres : le maintien de la prononciation, la correction grammaticale, la propriété des termes font partie du respect que nous devons à nos aïeux et de la dette que nous contractons envers nos enfants. Celui qui, sans motif, valable, sans évidente amélioration, trouble cette continuité de la langue, porte la main sur une tradition, et aliène, pour autant qu’il dépend de lui, une parcelle du patrimoine national. Au contraire, les dialectes sont le vrai laboratoire du linguiste : il s’y meut à l’aise, il s’y instruit à chaque pas ; il peut remonter à la source des locutions, il trace la carte de chaque accident de prononciation. C’est ainsi que les petites républiques de la Grèce présentaient au philosophe un spectacle plus intéressant, plus instructif, plus varié, que la vue des grands empires.

Est-ce pour cette raison que certains linguistes ont dénié aux langues littéraires des vertus et des qualités qu’ils accordent aux langues sans culture ? En premier lieu, la pureté. Une langue littéraire, le fait est incontestable, s’enrichit d’emprunts. Ce n’est pas une supériorité intrinsèque qui l’élève au-dessus de ses pairs, ce sont les circonstances politiques. Elle a commencé par être un dialecte comme les autres : mais aussitôt qu’elle a la puissance matérielle, les chroniqueurs, les savants, les poètes lui arrivent ; on lui applique des principes grammaticaux fournis par l’observation, ou empruntés à d’autres langues ; on lui constitue une orthographe ; le vocabulaire, d’abord très pauvre, s’enrichit jusqu’à ce qu’il suffise aux besoins nouveaux. Peu à peu le dialecte, ainsi augmenté et régularisé, se répand parmi les régions voisines. C’est ainsi que le haut-allemand, pour avoir été employé par la chancellerie impériale, se fait de proche en proche adopter, à partir de la seconde