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lui conseiller de traverser les mers[1], — la papauté réside encore, dans sa vieille Rome, en Europe ; et dans cette Europe arriérée, empereurs et rois font toujours quelque figure. Kaisers et tsars, monarques et chanceliers ne sont pas encore quantité négligeable. Si la papauté ne sent plus le besoin de lier son sort au leur, elle ne se sent pas le droit de les heurter sans y être contrainte. Tant que les ennemis des trônes ont été seuls à lever le drapeau de la réforme sociale, le Vatican devait hésiter à faire campagne, avec les novateurs, contre les vieilles dynasties, ses anciennes et incommodes alliées. Mais quel scrupule peut avoir le saint-siège à remuer, à son tour, les questions ouvrières, quand il a vu des chanceliers les soulever bruyamment pour emporter un vote parlementaire, et des souverains s’efforcer de s’en emparer pour rehausser le lustre pâlissant de leurs couronnes ? Ce qu’a tenté un empereur novice, désireux de donner au principe monarchique une force nouvelle, en faisant du souverain l’arbitre des luttes de classes, pourquoi un pape n’en aurait-il pas l’audace ? S’il peut y avoir un empereur des ouvriers, pourquoi n’y aurait-il pas un pape des prolétaires ? Et si, de ces deux hommes que le moyen âge appelait les deux luminaires du monde, et le poète, les deux moitiés de Dieu ; si du vieux pape et du jeune césar, il en est un qui mérite d’être taxé de témérité, et qui, en prétendant raffermir la société, risque de la bouleverser, — assurément, ce n’est pas celui qui n’a que des âmes à conduire, qui n’est pas responsable de la paix de l’usine et de l’atelier, qui ne peut donner aux peuples que des conseils et non des lois, qui en prêchant la réforme des sociétés n’est pas chargé de l’exécuter ; celui surtout qui, alors même qu’il encourage les revendications populaires, garde toujours un frein contre le déchaînement des convoitises ; celui qui dans ses doctrines, dans sa foi, dans les mœurs chrétiennes, peut présenter au monde une solution toute prête. Car tel est l’avantage du pape et de l’Église sur tous les souverains et les ministres, sur les réformateurs d’en haut ou les révolutionnaires d’en bas. Seul, en s’adressant aux foules, en les conviant à prendre une place plus large au maigre banquet de cette vie terrestre, il a, de par l’Évangile, de quoi mater leurs appétits et discipliner leur grossièreté native. Seul, il sait ce qu’il promet et ne peut être accusé de chimère ou de charlatanisme, parce qu’il possède les clés du paradis rêvé, et que, si les peuples consentaient à le suivre, il saurait les conduire aux terres nouvelles où rognent la paix et la justice.

  1. M. W. Stead, par exemple : The Pope and the new era, 1890.