Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/758

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur les mœurs ; mais où finit la morale et où commence la politique ou l’économique ? Le pape est infaillible quand il parle ex cathedra, comme pasteur et docteur suprême de l’Église ; mais quels sont les signes certains de l’ex cathedra ? Les théologiens ne semblent pas tous l’entendre de la même manière ; à en croire plusieurs, et non des moindres, l’ex cathedra n’est hors de doute, et l’infaillibilité doctrinale ne s’impose à la foi des fidèles que lorsque les enseignemens pontificaux sont corroborés par un anathème contre les rebelles qui ont l’audace de les repousser[1].

Parmi les catholiques également agenouillés devant les clefs pontificales, persistent encore, tacitement, les deux tendances qui les divisaient avant 1870. Les uns, de tout temps jaloux de faire intervenir le Roma locuta est, sont portés à étendre, en tout sens, sur les sciences humaines, l’ombre ou la lumière de l’infaillibilité pontificale. Les autres, désireux de ne point voir rétrécir le champ des « opinions libres, » restent enclins à ne pas agrandir la sphère de l’autorité doctrinale. Et de même que, avec le Syllabus et l’encyclique Quanta cura, on avait voulu fermer la bouche aux catholiques suspects de libéralisme politique, certains docteurs de la chaire ou du journal voudraient, aujourd’hui, avec l’encyclique De conditione opificum, clore les lèvres des catholiques suspects de libéralisme économique. A entendre tel apôtre du catholicisme social, tout catholique est tenu d’être « interventionniste, » sous peine de cesser d’être orthodoxe[2]. En revanche, tel adversaire de l’intervention de l’État conclut déjà, de la même encyclique, que les apologistes de l’ingérence de l’État doivent, sous la même peine, renoncer à leur système. Le document pontifical est ainsi tiré en sens opposé par les écoles rivales. Comment s’en étonner, dès lors qu’on prétend trancher de telles questions par voie d’autorité ? Il reste, en effet, aux plus soumis des fils de l’Église un droit dont ni pape, ni concile ne les a privés, le droit de commenter les actes pontificaux. C’est le seul dont la plupart osent user, mais prêtres ou laïques, les plus scrupuleux en usent à l’occasion. Au lieu de disputer sur la valeur dogmatique des encycliques pontificales, on en discute le sens. Les théologiens les plus larges, ceux qui étendent le moins le domaine de l’infaillibilité, professent, en effet,

  1. Cette délicate question a été élucidée, avec autant de clarté que de science, par M. Ém. Ollivier, d’après les principaux théologiens romains (voyez l’Église et l’État au concile du Vatican, t. Ier, p. 186, 199 ; t. II, p. 359, 371. Cf. du même auteur : Commentaire de l’encyclique de Léon XIII sur la constitution chrétienne des États (Immortale Dei) ; les mêmes réflexions peuvent s’appliquer à l’encyclique Rerum novarum. (Voyez également Mgr Bougaud, le Christianisme et les temps présens, t. IV, 1re partie, chap. v, 3 ; et Fessier, de la Vraie et de la fausse infaillibilité.)
  2. Voyez, entre autres, le P. de Pascal, l’Église et la question sociale.