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Tocqueville a dit du tiers-état et de la bourgeoisie à la veille de la Révolution : c’est de ses progrès mêmes que proviennent ses impatiences et ses exigences. La misère, en se faisant plus rare, choque davantage. L’ouvrier, redevenu un homme et un citoyen, supporte avec colère des maux qu’autrefois il endurait sans révolte. Le fardeau, depuis qu’il est moins lourd, lui semble plus pesant ; c’est quand il n’en est plus écrasé, qu’il cherche à le secouer. Ses besoins ou ses appétits ont crû avec son bien-être, avec son instruction, avec ses libertés. Non content d’être quelque chose, lui aussi, à son tour, il veut être tout. Le pape Léon XIII en a le sentiment : « l’opinion plus grande qu’ont d’eux-mêmes les ouvriers, » l’instinct de leur force et de la puissance du nombre, le relèvement intellectuel et matériel des masses, joints, comme dit le saint-père, à la corruption des mœurs et à l’altération des rapports entre les ouvriers et les patrons, voilà, bien plus que la misère, les fauteurs du socialisme contemporain. Les causes en sont plus morales que matérielle ? , et c’est pourquoi l’intervention du pape et de l’Eglise n’a rien que de légitime. Le peuple, l’ouvrier en possession de la liberté politique et du droit de suffrage, tend à s’en faire une arme pour monter à l’assaut de l’aisance et de la richesse. Contrairement aux flatteuses prévisions de notre optimisme, l’égalité civile et l’émancipation politique des masses menacent d’aboutir à la guerre sociale. Serait-ce là le terme fatal de l’évolution démocratique ? Avec la démocratie, les questions politiques doivent reculer au second plan et laisser le peuple face à face avec la grande, l’unique question pour les foules : celle de la vie, du ménage, du pot-au-feu.


V

Devant ce péril, que faire ? Chto délat ? comme se demandent anxieusement, là-bas aussi, de Tchernychevsky à Tolstoï, nos amis les Russes. A ces maux des modernes sociétés, où donc est le remède, et quel sera le médecin ? Remedium unde petendum ? interroge le pape. Celui que proposent les novateurs, le socialisme, est pire que le mal ; « à la place de l’égalité rêvée, il apporterait l’égalité dans la misère et le dénûment. » — Le remède, répond le pape, l’Église le possède ; le médecin, le seul qui vous puisse guérir, c’est le Christ ; il sait l’huile qui adoucit les plaies, le baume qui cicatrise les blessures. Allez à lui et vous serez guéris. Le Christ seul est capable de vous rendre la paix et de faire régner parmi vous la justice, car seul il en connaît les lois. Ces questions sociales qui vous tourmentent, riches et pauvres, effrayant les uns, irritant les