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éducateur « occupé à faire des hommes avec des créatures qui n’ont d’humain que le visage. » Quelqu’un qui l’observait de très près répondit un jour à cette question que lui adressait le principal ministre de l’empereur : « Le prince royal aimera-t-il le militaire ? » « Oui, et plus solidement que son père ; » il aurait pu ajouter : plus noblement.

Les commissions économiques et les devoirs militaires laissaient au prince de longs loisirs, qu’il employait à la lecture. La passion de la lecture l’avait induit jadis à la première désobéissance : enfant, il se levait la nuit, et, sur la pointe des pieds, retenant son souffle pour ne pas éveiller son gouverneur couché près de lui, il allait lire des romans dans la cheminée d’une chambre voisine. Cette passion, il n’avait pu encore la satisfaire. Ses études d’écolier terminées, il avait été mis tout de suite aux besognes pratiques ; c’est à la dérobée qu’il courait à une maison voisine du château, où son ancien précepteur avait caché des livres dans des armoires. A Cüstrin, le roi ne lui avait permis que des manuels de piété ou des traités d’administration. A Neu-Ruppin enfin, Frédéric s’en donne à cœur-joie : « Je ne bouge quasi pas de chez moi ; je me divertis avec les morts, et leur conversation muette m’est plus utile que toute celle que je puis avoir avec les vivans. » Il lisait avec volupté, assis au coin d’un bon feu, enveloppé d’une belle pelisse, dans la tranquillité des nuits silencieuses. Il ne se mettait au lit que le matin, pour y demeurer jusqu’à la parade « qui ne se fait qu’à onze heures, afin que Monsieur ait le temps de dormir la grasse matinée. » Sa bibliothèque n’était pas riche alors ; il lisait ce qu’il pouvait, et ses lectures n’avaient pas l’ampleur qu’il leur donnera plus tard à Rheinsberg. Il n’était pas encore entré en relations avec les écrivains célèbres : sa grande correspondance littéraire et philosophique n’était pas commencée. Aussi sommes-nous assez mal informés sur le travail de son esprit, mais certainement il travaillait avec intensité et avec joie. Et déjà, en même temps qu’il jouissait de l’agrément infini qu’il trouvait dans la conversation des morts, Frédéric y recherchait « l’utile, » comme il le comprenait. Il demandait aux morts de former en lui l’homme et le prince qu’il voulait être. Entre temps, il quittait son livre, prenait la flûte ou la plume. Il écrivait des vers, ou, pour parler comme lui, il recourait à la douce lyre dont Apollon daignait l’inspirer. Il les jetait au feu souvent, ce qu’il appelle offrir les productions d’Apollon à Vulcain qui les résout. Il ne les a pas brûlés tous, et nous en pouvons lire qui paraissent dignes tout au plus d’envelopper des bonbons ou des mirlitons ; il n’était pas maître encore de sa forme, mais il s’exerçait à le devenir, et il avait de temps en temps des