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étonnante, une expérience de dissociation ; la pensée subsiste, c’est le signe, le mode d’expression de cette pensée, c’est-à-dire le mot, qui est aboli.

Quand une personne, à la suite d’accidens divers, est atteinte d’une aphasie complète, elle conserve son intelligence, elle peut encore se souvenir, raisonner, percevoir les objets qui l’entourent ; mais elle cesse d’être en communication avec ses semblables ; elle ne peut plus parler ni comprendre les paroles qu’on lui adresse ; elle ne sait plus écrire, et devient incapable de lire ; la mimique naturelle est le seul moyen qui lui reste pour se faire comprendre et comprendre les autres. Parfois le geste même est perdu.

Cette personne, pensera-t-on, est atteinte de paralysie. Nullement. Elle ne peut pas parler, et cependant ses organes phonateurs sont intacts ; sa langue et ses lèvres restent mobiles ; il n’y a point d’obstacle mécanique et grossier ; la lésion qui produit l’aphasie est plus délicate, plus complexe ; elle porte sur l’opération intellectuelle du langage, et non sur sa manifestation extérieure. Avant de prononcer un mot, il faut le penser ; c’est cette pensée du mot qui ne se fait plus ou se fait mal chez l’aphasique ; c’est son « langage intérieur » qui est troublé.

Examinons cet état mental, et voyons quelle lumière on peut en tirer pour l’étude de l’intelligence.


I.

Les sciences d’observation ont une marche lente et souvent bien pénible. Si, pour connaître l’histoire de l’aphasie, nous nous reportons à une trentaine d’années, que trouvons-nous ? Des observations équivoques et des interprétations contradictoires. La notion de l’aphasie n’apparaît pas encore ; les troubles du langage sont confondus avec ceux qui proviennent des appareils périphériques de la phonation ; les médecins, en prenant leurs observations, se contentent de formules vagues comme celles-ci : le malade ne parle pas, articulation difficile ou incomplète.

Quant au siège de la lésion qui abolit le langage, on ne sait rien, absolument rien ; il y a des auteurs qui parlent encore des ridicules localisations de Gall, tandis que Bouillaud cherche à démontrer, sans convaincre personne, que le « principe législateur de la parole » siège dans les lobes antérieurs du cerveau.

En 1862, Broca intervient dans le débat, et tout change. Au lieu de fouiller dans des archives, et de chercher des argumens dans des observations anciennes et mal prises, dont on peut tirer toutes sortes de conclusions contradictoires, Broca pose le problème sous